25 novembre 2007

La part de l'oeil (6)

Chapitre 6
Boris

Valentina s'installe, les yeux perdus dans le feuillage oscillant des arbres de l'avenue. L'aperçu indiscret de la vie des autres qu'elle vient d'entrevoir la prend à contrepied. Elle se trouve plongée dans son propre passé, aux couleurs complexes contrastant avec le noir profond des salles de cinéma. Les images le plus vives sont celles des 20 ans, cet âge de liberté, en sortie de l'enfance, avant l'entrée dans l'âge adulte si encombré d'enchevêtrements sociaux. C'était à Turin, une ville centrale dans l'imaginaire historique italien, capitale du Royaume de Piémont Sardaigne autour duquel l'iunité italienne (Risorgimento) s'est faite. Il fait bon se promener l'hiver à Turin, ville des Alpes, sous ses arcades baroques. On y a moins froid. L'été aussi l'ombre y reste préservée même au plus fort de midi.
A cette époque là, Valentina orientait ses rêveries à partir d'oeuvres fortes qui l'accompagnaient encore aujourd'hui. Vita Nova de Dante et sa géométrice platonicienne de l'amour, vécu comme un champ magnétique, troublèrent les sens de Valentina. Elle aurait voulu dilater le cercle enchanté de l'amour, en faire un cerceau, un lasso, pour entourer amicalement l'élu attendu. C'était le côté théorique de Valentina adolescente, dans lequel elle resta enlisé encore quelques années avant de rompre l'enchantement paralysant de sa naïveté. Alors, le Bâteau Ivre de Rimbaud glissa librement « abandonné par ses hâleurs ». Valentina découvrit l'autre face du monde, fut vite adepte du labour nocturne. Cent fois, à cette fête civile elle fut couronnée.
Valentina explorait l'autre, le règne masculin. Elle apprenait à se connaître mieux, par itérations successives. Alors qu'elle cherchait sa voie scientifique, à l'orée de nouvelles applications mathématiques, elle rencontra un jeune physicien russe. C'était au cours d'un séminaire d'une semaine organisé à Marseille sur le campus de Luminy. Le thème était ouvert, quelque chose comme les enjeux mathématiques de la physique contemporaine. Après des décennies de glorification du calcul, des simulations de grande taille, le temps était venu de repenser la nature des modèles.
Le physicien russe Boris Polikarpov s'était spécialisé dans l'exploration du temps. Valentina était entrée dans ce jeu qui consistait dans l'inventaire des diverses notions de temps, incarnées dans des êtres mathématiques variés, suivi du passage à ce crible-là des phénomènes les plus emblématiques de la physique. Pour introduire sa théorie, Boris l'avait simplifiée. Il la raffinerait ensuite. S'y trouvaient distingués les instants d'observation, les instants d'activité, les instant inobservables, les instants d'invariance ou de permanence.
Le temps ou plutôt l'échelle de temps poivait être continue, discrète, mixte, déterministe, aléatoire, éclatée en échelles parallèles. Les situations choisies de physique où s'appliquaient les modèles de Boris comprenaient:
-le problème gravitationnel à n corps
-l'électromagnétisme de Maxwell
-la mécanique quantique de Schrödinger
-l'effet Doppler.
Sur chacun de ces cas, Boris ouvrait une parenthèse sur les conséquences philosophiques des hypothèses faites. Il se plaisait à développer une théorie des jeux à dimensions cachées. Les objets pouvaient magiquement disparaître et réapparaître de la fenêtre d'observation, en supposant l'immersion du dispositif dans un espace non observable.
Valentina apprécia ce concept de cache-cache phénoménologique.
Le séminaire était réellement ouvert, et chacun pouvait s'exprimer. Valentina passa au tableau détailler un modèle et ses propriétés, en déployant les équations les plus intéressantes.
A la cantine universitaire, où la qualité faible des plats ne vous distrait pas d'une conversation aux frontières de la science, Boris et Valentina se trouvèrent toujours à la même table. Après le repas, au coin bar, Boris se trouvait toujours au comptoir, le mieux placé pour tendre son café à Valentina. Ils ne faisaient aucun commentaire sur les aliments, mais pour le café, ils s'accordaient totalement pour s'en plaindre en faisant la grimace: Valentina, parce que l'expresso était râpeux, Boris parce que la théière en métal était si mal conçue que le thé s'échappait toujours sur le côté quand on le versait. Cet amusement très simple et répétitif leur faisait une récréation enfantine entre deux moments de jeux intellectuels intenses.
Même un professeur grincheux se serait aperçu de l'évidente entente entre ces deux-là.
Pourtant, au moment où peut-être il aurait dû aller plus loin -dans le souvenir de Valentina- Boris était resté sur une certaine réserve respectueuse. Bien sûr, on pouvait comprendre: -"Deux esprits supérieurs sont au-delà des affaires de bas étage, des coucheries de laboratoire bonnes pour ceux qui n'ont rien à apporter aux sciences que leur corps."
Une autre interprétation autorisée par les gestes de Boris était: -"Ce que d'autres feraient ici, nous ne le ferons pas. Ce serait dévaloriser l'instant. Nous ne sommes pas les autres. Ne laissons pas le fil mathématique s'effilocher, poursuivons cette conversation jusqu'à son terme."
Valentina, sur l'instant, n'était pas loin de ces positions. Elle était heureuse de ce Carpe Diem mathématique.
Quand un laboratoire a un invité de marque, reconnu dans cet univers parallèle des sciences, on ne le lâche pas, on l'interroge, on s'en fait un ami, on le fait parler de ses théories, de ses résultats, de sa perception des grands problèmes. Alors, tout le reste s'arrête, les besoins élémentaires humains sont suspendus. La faim n'a plus de prise. Les interlocuteurs deviennent purs esprits.
Boris et Valentina se construisirent une nuit de Rilke, sur des conversations argentées, qui les amenèrent à un petit matin sans amertume.

Pourtant, à la fin du séminaire, la séparation du groupe de chercheurs fut dure. Ils avaient encore tant à faire ensemble. Chacun sentit l'angoisse de se retrouver seul sur terre, au départ de ses frères siamois vers d'autres galaxies.

Boris et Valentina n'eurent pas le temps de penser à la possibilité de s'aimer. Le séminaire s'acheva. Cette durée, ils l'avaient emplie de mathématiques, ce qu'ils avaient de plus précieux. Quel rite d'approche primitif, complexe et maladivement peu habile. Ces princes de l'esprit avaient perdu une occasion précieuse, l'occasion d'une vie peut-être.
Valentina fut bien souvent visitée par le souvenir de ce séminaire. Derrière les raisonnements scientifiques, elle voyait en regard les équations et les gestes de Boris. Le souvenir avait décanté, produisant une manga dont le héros était Boris et les bulles les équations discutées, les formules mathématiques.
Ces formules au sens identique pour Valentina et Boris, c'était leur lingua franca, leur langue maternelle. Avec le passage du temps, les attitudes de Boris s'étaient décodées. Elles étaient apparues à Valentina avec plus d'acuité qu'en direct.
L'aveu manqué était-il imputable, au fond, à une énorme timidité, à une infirmité humaine de grand esprit?
Alors vint un e-mail inattendu. C'était un courrier de Boris avec en pièce-jointe un article très élaboré portant les deux noms de Valentina et Boris. Il avait fait tout le travail. La séquence de formules était là dans son intégralité. Les explications brillaient de clarté et concision. Valentina n'en croyait pas ses yeux. Oui, dit comme ça, c'était impressionnant, de la belle science, et elle avait eu sa part dans cette exploration. Ils avaient fait ce chemin ensemble, pour un résultat appréciable. C'était autre chose de se souvenir de l'acte scientifique, et de le voir exposé de façon externe, rigoureuse, mesurable. Elle fut enthousiasmée, et aussi infiniment reconnaissante du beau geste: Boris avait écrit seul, mails ils cosigneraient la publication.
Valentina en vint presque à regretter que l'article ne fût plus à écrire, qu'il fût déjà fini. Dossier refermé.
Elle l'aurait bien rouvert ce dossier mais comment?
Valentina déjeunait seule ce midi, dans un tout petit restaurant chinois. Un écran de télévision était accroché au mur. On y voyait un fond visuel et sonore qui la laissait habituellement indifférente. Portant, par désoeuvrement, en attendant son plat, elle se mit à regarder. L'héroïne écrivait une longue lettre, décrivant les étapes marquantes d'un amour ancien, montrés sur fond vaporeux, avec des couleurs pastels. Valentina se demanda si le souvenir affadissait les couleurs de cette façon, ou, quand c'était vraiment des instants lumineux, en renforçait les contrastes et la saturation.
Valentina eut peur de perdre le souvenir intense de ce qui lui était arrivé de mieux depuis l'enfance. Comment préserver l'écho de ce moment riche de tous ses harmoniques, sans altération? Une seule solution: l'encapsuler dans des mots.
L'attention de Valentina repartit vers le téléfilm. L'héroïne écrivait au ralenti, avec paragraphe par paragraphe une visualisation de la scène évoquée. A chaque feuillet rempli,la caméra s'arrêtait sur le visage de la jeune femme, à lire comme un paysage humain. On y cartographiait l'amour qui ronge, qui consume des vies, la passion-souffrance. L'éclat des yeux disait la force intérieure qu'un sentiment vous donne.

La part de l'oeil (5)

Chapître 5

Olga Martorell

Valentina saute du coq à ... la louve. Qui est Olga Martorell ?
Le grand-père d'Olga, Xavier « Leon » Martorell était trotskyste. Il avait adhéré au mouvement catalan d'extrême gauche POUM pendant la Guerre Civile d'Espagne. Leon avait participé à la défense de la Catalogne contre l'invasion franquiste. Il maniait mieux le porte-voix que le fusil, mais à force on apprend. L'homme est pris par l'Histoire. Son histoire individuelle n'est qu'un brin de spaghetti qui se tord dans une marmite géante. On vous y ébouillante, puis quand enfin on vous a égoutté, on vous noie sous une rouge sauce bolognaise de chair broyée et de sang.

Dans la Catalogne républicaine, les débats idéologiques s'étaient figés, les haut-parleurs s'étaient tus. On attendait le combat. Il fallait tuer sans parler, à bout portant. C'est eux ou nous. Tragiquement, ce fut eux... Ils avaient gagné pour 40 ans

De tout cela une mémoire, le prénom russe d'Olga, signature d'une famille de gauche. Olga avait entendu l'histoire légendaire de la Révolution russe, les destins héroïsés de Lénine, Trotsky, Staline. L'assassinat de Trotsky en terre hispanophone annonçait la guérilla marxiste comme l'arrivée de Cortes-Quetzacoatl avait annoncé la Conquista. Olga s'orientait aux panneaux indicateurs de l'histoire qu'on lui avait donné. Elle était passionnée de politique et de réthorique dialectique. Elle isolait dans le monde les phénomènes antagoniques, en décrivait le processus, et la synthèse. Elle ne pouvait jamais se satisfaire de compromis pratiques sans fondement théorique, où les réalisations élémentaires de l'actualité étaient montrées articulées au sein d'un plan d'ensemble. Olga ne parvenait pas à adhérer à un présent riche parce que réel, mais qu'elle voyait comme trop étroit : un « ici et maintenant » avec « le reste on oublie ». Cela lui était maladivement impossible. Elle se sentait toujours en situation de responsabilité historique, à pousser les wagonet d'un train marxiste de l'histoire. Elle voyait une prééminence du sens, là où d'autres s'arrêtaient horrifiés du coût humain du projet. Olga rêvait la construction imbriquée d'une pensée révolutionnaire et d'une action à l'exécution sauvage.
Tout cela c'était Olga adolescente.
Puis, elle rencontra Rodrigo. Ce fut difficile au début, puis chacun s'adaptant à l'autre, ils vécurent une période de bonheur intense, jusqu'à ce qu'une rupture inattendue les foudroyât en plein vol.

Qu'est-il advenu d'Olga Martorell ensuite ? Aussi, sur auoi leur relation était-elle fondée ?

Valentina reçoit un appel téléphonique qui interrompt cette réflexion. Le coup de fil terminé, Valentina s'échappe du laboratoire pour une pause-déjeuner. Il fait beau, on peut manger en terrasse. En voici une qui la tente : une brasserie donnant sur une avenue bordée d'arbres, non loin du Trocadéro, à Paris.