27 janvier 2007

La femme ailée (10)

Sur un petit écran, à la vitrine d'un marchand d'électronique, parle un homme au large sourire. Cet homme est un vrai professionnel des médias! Il manie la caméra à son avantage, est présent, sort de l'écran, de la vitrine, vient vers vous. Il est finalement plus proche de vous par l'image que s'il était réellement là, à vos côtés. Il vous évite une proximité rapprochée de son espace respiratoire/expiratoire, avec le votre, haleine contre haleine. L'homme télévisuel se prête au jeu médiatique, passe en plan rapproché, plus grand que nature, puis en plan plus lointain, il devient un Tom Pouce à mettre au creux de votre main: une simple homothétie de zoom optique. C'est maintenant une figurine aux couleurs éclatantes, 3D, réaliste, téléportée, manipulée. Cet homme, on se rend vite compte de ce qu'il est: un homme politique, charmeur selon les uns démagogue selon les autres, proche ou empathique, aimable ou séducteur.

N'est-ce pas Rodolfo, le beau Rodolfo du rêve-fotonovela d'Asphélia? Un peu plus vieux, un peu plus noble, avec un vernis, une patine de beau meuble ancien. C'est Rodolfo, en costume noir, avec une pochette de soie de couleur crème. Les cheveux sont abaondants, grisonnants: un homme distingué qui inspire le respect, attire l'attention. Revenons du verre de la lentille de caméra au verre du téléviseur.

On y voit le député faire face à la caméra de télévision. Il aime ce jeu de reflet en reflet. Quand l'émission s'achève, on libère le député Rodolfo. Il passe aux toilettes. Le voici seul un instant. Il peut vider sa vessie, relâcher sa concentration, arrêter de sourire. Un peu d'eau sur le visage pour se rafraîchir et se réveiller. Rajuster son sourire. C'est une habitude, totalement inutile, parce que lui n'en a pas besoin, pas lui. Le sourire est constant et vient toujours quand il faut. Ce rituel passé, il rajuste sa cravate, sa pochette, sa vest sur mesure qui tombe impeccablement. On le sent tellement intégré à son costume qu'on ne s'étonnerait pas de voir son corps vivant se dissoudre et faire place à un mannequin de plastique, ustensile spécialisé dans le port des vêtements du député. Le mannequin servant les habits, leur gardant plis et forme. L'homme disparu dans ses vêtement, invisible.

Rafraîchi à neuf, Rodolfo sort des toilettes et se dirige vers le bar où l'attend une journaliste de la presse écrite américaine, Olga Riscal. Il l'aborde en anglais avec la politesse affable des hommes mûrs inquiets de plaire encore aux femmes. Inquiétude bien étrange, car ces hommes, justement à cet âge mûr mais encore tenu, sont au zénith de leur succès.

La journaliste, amusée, lui répond dans un espagnol légèrement accentué mais grammaticalement parfait. Elle remercie Rodolfo de la recevoir. Elle présente l'objet de l'article qu'elle se prépare à écrire et l'esprit de l'interview, pour vérifier que le cadre proposé convient au député. Rodolfo, en politicien chevronné, replace la conversation sur un terrain moins formel. Restant sur la corde d'équilibriste de la conversation diplomatique, avec la virtuosité du grand communicateur qu'il n'arrive pas à brider, il interroge poliment Olga sur l'origine de son espagnol parfait. L'attaché parlementaire de Rodolfo lui avait évidemment préparé une note contenant un synthèse de la biographie et de la bibliographie de la journaliste américaine. Cela permet à Rodolfo de ciseler ses questions, puisqu'il en connaît les réponses: l'ajustement de la conversation sera sans faille. Rodolfo, conquistador de jolies femmes déploie son talent avec brio.

Olga n'est pas dupe, mais se prête à la promenade verbale. Elle est partagée entre une méfiance lucide face à cet homme latin, galant mais macho avec discrétion et pondération, et l'agrément incomparable de se faire complimenter par un homme élégant et ... Quoi au fait? Elle laisse la question en suspens.

Regardons le dessous des cartes de Rodolfo, alors que la partie est sur le point de s'engager. Voici la fiche de synthèse que Rodolfo a reçu de son assistant pour préparer l'important entretien avec la journaliste Olga Riscal:

-Olga Riscal, 29 ans, célibataire

-doctorat de l'université de Princeton, NJ, sur "Cervantes et l'Homme historique"

-chroniqueuse sur l'Amérique latine et l'Espagne, dans plusieurs grands quotidiens nord-américains.

-père: Jose-Luis Riscal-Mendez, professeur de mathématiques, homme discret et réfléchi

-mère: Liberty Goldstein, féministe engagée, à l'initiative d'actions spontanées populaires en Amérique latine sous le nom de "Libertad Mendez". Le prénom Olga qu'elle a donné à sa fille témoigne d'un engagement marxiste, non partagé par sa fille.

-Olga Riscal est une plume indépendante qui ne se laisse enfermé dans aucun système fermé. toutefois, elle serait plus proche des Démocrates que des Républicains, loin de l'engagement intellectuel de ses parents à l'extrême-gauche.

Olga Riscal est une journaliste réputée. Elle écrit des articles équilibrés qui forment l'opinion des décideurs américains, y compris de Wall Street. En annexe à la fiche de synthèse se trouvent plusieurs documents détaillés: articles de journaux sur la mère d'Olga, résulé de la thèse sur Cervantes, une bibliographie. Rodolfo lit le reste du dossier en détail. Cette journaliste l'intrigue.

La femme ailée (9)

Stefano est à la fenêtre de son appartement, un loft du "Village" à New York. Cela fait plusieurs semaines qu'Asphélia est partie. Dehors il fait gris, un temps gris de Manhattan comme souvent. Stefano s'éloigne de la fenêtre. Il quitte l'appartment, ferme la porte blindée, prend l'escalier métallique, arrive dans la rue. Son visage reçoit le vent puissant. Il avait besoin de cette poussée contraire, de cette résistance au mouvement qui lui donne un nouvel équilibre, comme un appui. Quelque chose contre quoi pousser, exercer sa force, consommer son énergie.

Toute son attention est pour Asphélia, Asphélia cette femme rêvée, qui, absente, retrouve son intangibilité angélique. Asphélia déploie à demi ses ailes et deux doigts de sa main droite forment le geste codifié de l'Annonciation. C'est aussi un:

-Noli me tangere.

Ne me touche pas, non! Une voix pourtant douce, sans source localisable, immanente, immersive. Pas de rancoeur, pas de douceur sensuelle, juste l'équilibre discret des chapelles aux vitraux bleus.

Ne me touche pas, n'essaye pas , ce serait inutile et surtout inélégant.

Stefano sait qu'Asphélia ne reviendra pas, cette Asphélia qui avait une présence chaude, capable de bouillonner jusqu'à l'excès violent. Asphélia, actrice d'Action Painting, de barbouillage génial et rupestre. Le corps d'Asphélia est parti vers d'autres cieux, verticalement, comme le Christ rédempteur de Rio. Lévitation d'Asphélia. Ne pas confondre cette lévitation avec la flottaison fluviale d'Ophélia, qui elle est morbide, sinistre. Asphélia est vie et vigueur dans un ailleurs indéterminé. Cette femme était de passage. Stefano l'a toujours su. Un moment il a voulu l'occulter, le nier, se créer une histoire de journal de bord, consigner une régularité, enregistrer l'insaisissable. La conjonction Stefano. Asphélia n'était qu'une équinoxe, pas une structure minérale stable. Stefano cherchait vainement à crére de la durée, de la fréquence, un feuilleton de vie. Une série dont il n'aura vu que le pilote en fragment, son expansion, sa rétraction, sa destruction épiphanique.

Même si Asphélia est loin, son ombre ailée reste projetée sur l'espace personnel de Stefano.

Stefano marche. Il a retrouvé le calme intérieur. Il est prêt à peindre un ensemble de tableaux sur le thème des signes de larue. Il va creuser le sens du lieu Manhattan, soulever les pierres, excaver l'émotion, l'origine des sensations.

15 janvier 2007

La femme ailée (8)

C'est lors de son voyage à Paris qu'Asphélia, à l'écart des Champs Elysées, avait été ramenée à cette période fondatrice où elle habitait New York. Elle devait se rendre à Cologne pour des rendez-vous le lendemain.

Elle s'installa dans l'avion. Elle était arrivée sans y penser à l'aéroport Charles de Gaulle. Programmée pour voyager. Elle s'assit et ferma les yeux. Elle écoutait des tangos de Carlos Gardel sur son player. Asphélia n'était jamais allée à Buenos Aires et comptait bien ne jamais y aller pour préserver à ce lieu la magie du mystère, avec son sfumato léger et les contrastes forts des mouvements de l'âme que le tango lui révélait. Ses morceaux préférés étaient "Mi Buenos Aires querido" et l'insurpassé "Volver". L'avion étendit ses ailes au son de "que veinte anos no es nada". Asphélia savait cette musique désuette. Elle n'intéressait plus grand monde hormis des gens âgés, par exemple ceux qui avaient vécu le premier essor de la Télévision espagnole sous Franco, en noir et blanc, à grand renfort de Zarzuelas, et de comédies sentimentales où le tango jouait un rôle central, faisant vibrer la corde sensible des ménagères. Malgré cela, et l'horreur que cela aurait pu lui inspirer, elle se savait irrémédiablement attirée par le tango et ces fotonovelas ou historietas, ces roman-photos sentimentaux qui ont encore un grand succès en Amérique Latine. Nombreux sont d'ailleurs les romanciers de talent qui s'y sont essayés, pour gagner un peu d'argent.

Asphélia se laissa dériver vers le clair de lune des historietas. Lui apparut, sous une lumière blanchâtre, l'intrigue qui suit:

-Elvira, institutrice dévouée d'un pauvre village du Yucatan, s'est follement éprise du beau Rodolfo qui est l'entraîneur de l'équipe de foot junior locale. Rodolfo est un séducteur peu scrupuleux, aux cheveux gominés. Le postier du village, Alberto, gentil et timide, nourrit un feu dévorant mais secret pour la belle institutrice. C'est un peu comme dans un western. Alberto est un homme bon et serviable, toujours à la disposition d'autrui.

Alberto surprend un jour Rodolfo lors d'une tentative de séduction dont l'objet est Ana-Maria, l'élégante patronne du bar central du village. Ana-Maria et Juan, son mari, sont des notables de la petite communauté. Aujourd'hui, Juan est allé consulté au dispensaire pour une toux rauque et très tenace. Ana-Maria est très inquiète pour lui. Elle s'en ouvre aux clients accoudés au comptoir. Rodolfo fait briller ses yeux comme d'autres font briller leurs chaussures, pour éblouir. Il ne cesse de flatter la coquette Ana-Maria, qui, aveuglée par sa vanité, le trouve charmant. Alberto, du fond du bar, voit tout. Il comprend tout, et démasque la manoeuvre malsaine de Rodolfo. Alberto est un chrétien à la foi profonde. Rodolfo lui inspire un mélange de pitié, de mépris, d'horreur. Comment peut-on en arriver là? Pourquoi forcer la note, et afficher un intérêt inconvenant pour une femme mariée? Est-ce parce que la patronne est la femme la plus élégante, la plus riche et la plus en vue du village? Est-ce l'élégance urbaine d'Ana-Maria qui l'attire?

Alberto, plus tard, se trouve seul à l'église. Il médite face à une vierge noire, sa protectrice. Il prie pour Ana-Maria, pour qu'elle ne tombe pas dans le piège de la séduction adultérine. Il prie aussi pour Rodolfo, pour qu'il lui soit pardonné, et que son âme retrouve la sérénité. Sa dernière pensée fervente ira à Elvira, la belle institutrice. Sa prière est moins précise, elle reste formulée avec des points de suspension. Il a bien conscience d'un émotion particulière lorsqu'il évoque Elvira, mais est-ce vraiment cela l'amour? Ou bien ce qu'il éprouve n'est-il qu'une attirance à laquelle il vaudrait mieux ne pas céder?

Elvira, en fin d'après-midi, quand l'école est finie et la chaleur retombée, s'attrade près du stade de terre battue. Elle observe l'entraînement du club de foot. Il est clair qu'elle n'a d'yeux que pour Rodolfo. Le beau mâle s'en rend compte et commence un jeu de séduction sans parole, qu'il a visiblement porté à un niveau de virtuosité. Coïncidence, le postier Alberto passe à vélo, faisant un signe amical à l'institutrice, qui répond par un grand sourire mais revient à l'objet initial de son attention dès que le cycliste est passé. Alberto se retourne, pour admirer la silhouette à contre-jour de la belle Elvira. Il vois aussi se profiler celle de Rodolfo. Ses yeux vont de l'un à l'autre. Ici encore, c'est un choc. Il comprend, il a vu ce fil invisible qui sous-tend les regards clandestins échangés entre l'institutrice et l'entraîneur. D'un coup il perd toute compassion pour Rodolfo, l'homme qui donne libre cours à tous ses penchants, sans aucune mesure, avec égoïsme, sans jamais prendre en considération aucune des femmes qu'il convoite. Cet homme est dangereux, ignoble, méprisable. Alberto lutte pour ne pas laisser exploser sa colère. C'est une colère profonde et immense, une colère de l'Ancient Testament. Il doit se raisonner. Alberto, torturé, erre des heures sur les chemins de forêt. Il se rend enfin à l'église du village voisin où se trouve le prêtre aux nombreuses paroisses, Don Joaquin. Don Joaquin le reçoit en confession. Alberto se fustige: il a péché en pensée, comment réparer, comment retrouver la paix? Don Joaquin est troublé par les révélations d'Alberto.: les patrons du bar sont dévôts, comment est-ce possible? Il ne dit rien de ses propres pensées à Alberto. Evidemment, la meilleure protection contre la tentation pour Ana-Maria, ce serait que le séducteur Rodolfo soit neutralisé, fixé ailleurs. Elvira? Oh, oui, mais alors quid d'Alberto? Le bonheur de trois, quatre personnes: Ana-Maria, Rodolfo (qui ne mérite pas Elvira), Elvira, et Juan, au prix du sacrifice de l'amour d'Alberto pour Elvira? Non, cette solution n'est pas satisfaisante, il faut trouver mieux. Le prêtre récite une prière à peine audible pour se donner le temps de réfléchir. Il s'adresse au fidèle confessé:

-Alberto, mon fils. L'heure est venue de trouver en ton coeur la force de parler à Elvira. N'attends plus. Pour toi, pour elle, pour tous. Tu seras pardonné. Tu retrouveras la paix et l'amour de dieu, peut-être aussi... Le prêtre sourit derrière la grille... L'amour d'une femme? Dieu est bon, sois confiant.

Elvira, pensive, se dirigeait à pas lents vers l'école où se trouvait son petit logement de fonction. Elle était troublée. Certes Rodolfo, avec son physique, ses dents blanches et son éternel sourire d'acteur de cinéma, l'attirait. Mais elle-même n'était pas sûre de lui porter un amour authentique , de ceux qu'on voit dans les grands romans russes, un amour de 500 pages. Alberto, par contre, cet homme réfléchi et bon, enveloppé du mystère de sa timidité, l'intéressait. Elle voulait le connaître mieux, masi comment? Son salut sympathique de tout-à-l'heure lui avait fait plaisir. Tiens justement, le voilà.

Au lieu de se parler avec les yeux, au lieu de donner à leurs corps la maîtrise, ou l'absence de maîtrise de leur échange, ils furent vite ensemble par les mots. Des mots sincères, des mots honnêtes, mais aussi des mots passionnés: ceux-là même qui cimentent la vie d'un couple éternel. Orphée avait trouvé Eurydice. Elle le suivrait. Ils iraient ensemble. Il l'avait extrâite du lieu de tous les dangers. Ils pouvaient marcher tous deux en confiance vers l'école, partir pour une vie heureuse.

La musique du Lac des Cygnes de Tchaïkovsky accompagnait Asphélia pour la fin heureuse de son historieta rêvée.

11 janvier 2007

La femme ailée (7)

Voici l'histoire de la fin tragique de Junior:

... ECRIRE PLUS TARD...

07 janvier 2007

La femme ailée (6)

Asphélia n'avait aucun plan d'avenir. Comme toujours dans ce genre de situation, sa boussole interne la dirigea vers son pôle invariable, l'immeuble Flat Iron, qui fut à une époque le plus haut de New York, et se trouvait maintenant noyé au coeur de Manhattan.

Le Flat Iron, antérieur à l'Empire State Building, évoquait le jazz triomphant, ses éditeurs, tous à New York, les danses charleston et la peinture futuriste: ce culte de la vitesse, de la transformation mécaniste et des couleurs brutes, venu d'Italie.

A pied de l'immeuble à étrave triangulaire, Asphélia reprit son souffle, et commença à dénouer les fils jusqu'alors emmêlés de sa pensée. Elle n'était pas encore sortie de son rêve, un cauchemar en arborescence verte tressant le Chant XIII de l'Enfer de Dante, avec un Stefano hydre-racines. L'apocalypse s'était stabilisée, ne se dégradant plus. Elle devenait observable, analysable. Asphélia se sentait maintenant en mesure de l'enfermer dans une boîte hermétique dont l'horreur ne ressortirait plus. L'image vivrait encore longtemps, mais sous contrôle. Peut-être qu'un jour, avec un peu de chance, elle ne serait plus qu'un souvenir, une image externe, punaisée, dont on s'est détaché, parce que les lignes de tensions se sont espacées, et qu'on passe entre leurs mailles. Cela n'arrive, bien sûr que quand on a compris tout ce qu'il y avait à comprendre, par exorcisme mental.

Asphélia savait que pour l'instant, mieux valait ne pas insister. Remuer le sujet ne ferait sortir que de la souffrance. Asphélia se souvenait d'une autre oeuvre de Dante: Vita Nova, qui commençait ainsi:

-Dans ce cahier de ma mémoire, à cet endroit, est écrit "une nouvelle vie commença", soit "incipit vita nova" en Latin.

Asphélia se savait capable de tourner la page qu'elle venait de lire: celle de Stefano. Elle en était encore à la contemplation de la prochaine: la page blanche à ce moment, qui suivrait bientôt. Sa vie-après, tout y était à définir, à imaginer, à construire ou plutôt à déclencher comme un bruit maladroit déclenche une avalanche.

Le goût amer qu'elle avait dans la bouche ne l'avait pas quittée, mais déjà son coeur battait plus fort, inquiet du moment qui suivrait, mais plein d'espoir aussi.

Etait-elle prête à accueillir les événements, les occasions, de changer sa vie, ce qui viendrait à elle en somme? Pas encore, non, pas immédiatement, mais bientôt, oui, bientôt elle serait de nouveau prête.

Entretemps, il lui faudrait passer par un retrait du monde. Ce serait une déconnexion, un repos, une dormition. Elle méditerait, rentrerait au plus profond d'elle-même pour cautériser les blessures de son âme.

Elle se laissa voguer au vent glacial de New York qui trouvait un chemin facile dans les larges avenues. Ce vent lui faisait du bien. Ses oreilles résonnaient d'un grand Magnificat. La ville en vibration prenait le dessus sur ses habitants, donnant la mesure, créant l'oscillation vitale. Asphélia se sentait entraînée par les flux du métro, les mouvements de piétons qui marchaient dans la ville, où les immeubles marquaient l'espace, avec une dignité baroque.

Asphélia méditait sur New York. Depuis le triangle du Flat Iron partaient des circulations de lumière. Etait-ce un laser vert palpeur de relief, ou un pacman bipeur qui parcourait de façon exhaustive la grille de Manhattan, ce réseau carré, crystallographique?

L'appel d'air n'était-il pas la continuation des souffles et flux dont Hildegard de Bingen avait animé son oeuvre?

L'appel d'air, et déjà Asphélia s'élançait, à tire d'ailes. Son mouvement ergodique s'accélérait, noircissant le plan de la ville pour marquer son passage. Asphélia avait une totale maîtrise, elle étendait toute l'envergure de ses ailes blanches sur la ville.

Sans l'avoir cherché, Asphélia arriva à la gare routière d'où partaient les autocars, à l'huere où le soleil commençait à faiblir. Elle consulta les horaires. Elle eut alors l'idée de partir pour Philadelphie.

Elle appela sa meilleure amie de lycée, Donna, et lui expliqua qu'elle traversait une phase une peu difficile et aimerait pouvoir loger chez elle quelques jours.

Prendre ses distances avec New York. Faire le deuil de sa relation avec Stefano.Donna comprenait. Les deux femmes étaient très proches. Donna proposa même d'organiser un programme de célibataires qui leur ferait du bien à toutes les deux. Donna était temporairement libre comme l'air.

Pendant le trajet en car, Asphélia fit le vide. Elle se rappelait le lycée, Donna, les copains, l'équipe de volley-ball dont elles faisaient partie. Les matches en déplacement leur avait fait voir la Pennsylvanie sous tous ses angles. C'est vrai qu'il y avait dans cet état une rigueur classique germano-batave conservée depuis les premiers colons. Philadelphie était tout de même plus ouverte, c'était une métropole culturelle, à l'ombre de New York, mais avec ses côtés village qui la rendaient sympathiques.

Au centre de Philadelphie, il y avait du bon jazz, à Market Place. Le coeur de la vie diurne et nocturne était incontestablement South Street, lieu de déambulation linéaire, à pied ou en voiture. De préférence une Cadillac à deux banquettes de 3 places, agitée par ses passagers pour marquer le rythme de la musique que projetait son système audio poussé au maximum.

Il y avait, beaucoup plus classique mais très populaire aussi, le Mann Music Center. Le journal Philadelphia Inquirer distribuait des coupons pour des places gratuites de concert: les amateurs trouvaient toujours à se glisser sur les bancs extérieurs à la belle saison.

Asphélia s'installa donc chez Donna. Une semaine fut passée, en semi-congé, à évoquer une foule de souvenirs communs qui revenaient. Quand les revenants furent repartis, il ne restait plus grand chose à dire pour une moment. Donna avait sa vie, ses amis, ses amants. Asphélia au fond gênait, et finissait, elle aussi par être gênée. Asphélia se trouva un travail et un studio. Elle fut engagée par le Mann Music Center pour lequel elle devait susciter du sponsoring privé. Son titre de "fundraising assistant" la mettait en parité avec Judith. Judith, une jeune femme noire d'une grande beauté accueillit gentiment sa nouvelle collègue. Judith emmena Asphélia dans ses lieux favoris: bars, clubs de jazz. Elles furent bientôt très proches. Aussi lorsqu'un matin Judith n'arriva pas au bureau à l'heure prévue, Asphélia s'inquiéta et l'appela sur son téléphone portable.

Judith répondit très secouée: son frère cadet "Junior", avait été assassiné pendant la nuit. Il s'était trouvé à la mauvaise heure au mauvais endroit, la fatalité. Une explication peu convaincante donnée par la police qui cherchait à classer le dossier au plus tôt. Mort d'un noir dans un quartier noir. Malheureusement si fréquent, trop fréquent.

Mais Judith refusait que la tombe de "Junior" se refermât sans que toute la lumière fût faite sur les circonstances du meutre.

Asphélia étendit ses ailes blanches sur Judith et l'accompagna dans son enquête. Judith et Asphélia se présentèrent séparément à une centaine de témoins potentiels, sous le prétexte d'enquêtes de marchés pour deux grandes marques concurrentes de soda. Ce que l'une identifiant comme un début d'information, l'autre le faisait compléter par les mêmes personnes, abordées différemment. Les recoupements et croisements furent bientôt consolidés. Judith et Asphélia établirent les faits comme suit:

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