28 décembre 2007

La part de l'oeil (13)

Chapitre 13
Autres fragments de la vie de Donna
Il y avait un grand ciel bleu sur Chicago ce jour-là. Donna marcha longuement le long du lac. On y voyait des bateaux plier sous le vent et glisser avec élégance. Donna s’absorba entièrement dans ce spectacle lointain des voiliers. Ses doutes, ses hésitations à aller de l’avant se dissolvaient immanquablement dans l’étendue quasi-maritime du lac. Des images lui revenaient d’un roman lu à l’adolescence : Au loin une voile de Valentin Kataiev. Elle se demanda si odessa était très différente de Chicago. Le Chicago qu’elle aimait, c’était celui du festival de Jazz, les cuivres brillant sous le soleil, avec les meilleurs musiciens du moment. Elle adorait ces sons un peu rugueux, de l’Afrique retrouvée, sous le vernis américain.
Pendant une semaine, Donna déambula dans la ville et à ses abords, sans but précis, juste en oubli méditatif.
Un jour, en fin d’après-midi, elle se trouva au bord du lac, dans une ambiance de fête foraine. Un temps pour s’amuser, pour retrouver un moment les jeux de l’enfance. Donna loua un mini-bateau et partit en micro-aventure à risque zéro. Sa petite barque était carénée pour une personne, en maquette de paquebot. Ce fut un rêve à déclenchement immédiat, de grande traversée. Elle se sentait partir pour un long trajet, jetant ses amarres personnelles, d’Amérique en Europe. Dans l’intervalle, elle se projetait dans un espace-temps transitoire, ces euaux internationales où tout peut arriver, comme au Titanic ou au Lusitania. Au large l’esprit s’ouvre. L’iode vous dégage le cerveau. Le coeur se vide jusqu’à l’ataraxie bienheureuse. Laissez monter en vous l’énergie vitale de l’océan. Vous aurez alors tout pour vous jeter dans ce que la vie vous propose. Vous aurez spontanément l’à-propos de le saisir comme un pêcheur remonte ses filets quand ils sont pleins. Une passion peut seenraciner dans le vase clos d’un bateua. Les ondes émotionnelles résonnent dans la boîte.
Les cris d’enfants mêlés à ceux des mouettes font sourire Donna. Un désir de Crimée rêvée s’installe. Elle trace avec son bateau une spirale croissante. Elle est tellement au jeu géométrique de son parcours qu’elle n’a pas vu un nageur. L’apercevant au dernier moment, elle sursaute et donne un coup de barre trop brusque. Le mini-paquebot percute la tête du nageur. Donna catastrophée pense au pire. Elle se penche. L’homme est plus surpris que blessé, mais sait-on jamais ? Une blessure à la tête peut avoir des suites graves. Donna a très mauvaise conscience. Elle tend la main au nageur pour qu’il monte à bord. L’homme ne veut pas, mais elle insiste tant que le naguer, la volonté émoussée par le choc, ne résiste plus et monte. Le bateua est petit pour deux. Il oscille fortement. Donna et son nageur énervés par les émotions qu’ils viennent d’avoir, libèrent cet énervemenet dans un fou-rire interminable, qui s’entretient du tanageg, lui-même ravivé par l’agitation des rieurs. Le rire passé, Donna ne peut détacher son regard du corps mouillé de l’homme. La gêne de Donna stimule le nageur, enlevé malgré lui par une plaisancière de pacotille. Micro-cabotage et micro-cabotinage font le reste, quand les adultes se croient redevenus enfants. Ils sont maintenant à la joie de leurs corps libres sous le soleil, leurs visages détendus se sourient. Donna et Justin sont compagnons d’une croisière réelle et rêvée. Ils s’approchent de la rive, dans un mélange d’étonnements enfantins et de rite d’accouplement. Mâle et femelle s’ébrouent dans une harmonie biologique simple. Donna se voit prise dans un mécanisme biologique auquel elle adhère, qui l’entraîne, elle suit son instinct. Elle, si timide face aux risques de la nature, se trouve en harmonie avec les événements. Elle finit l’après-midi dans l’eau du lac, avec Justin. Protégés de la vue des passants par de hauts blocs de granit, ils font l’amour dans l’eau. Guidée par Justin, Donna découvre l’érotisme amphibie. Elle entre avec son homme-poisson dans le jeu légendaire : l’homme-sirène a séduit l’humaine terrienne, et l’emmène jouir dans son royaume des profondeurs.
Donna s’abandonne à la fluidité multiple, mergitur nec fluctuat. Poulpe, elle palpe de toutes ses valvules le corps de son partenaire. L’homme se laisse méduser. Plusieurs semaines après, l’homme-poisson glissera entre les doigts de Donna. Un élastique ramène Donna à New York. Son pivot mental y est bifocal : le Lincoln Center et le Village. La chèvre Donna est attachée à ces deux piquets. Elle décrit une ellipse dont elle ne peut sortir.
Donna, à Chicago, a été heureuse, mais sans souci de se creuser un avenir. A New York, elle est de nouveau prise d’un désir de sédentarité émotionnelle et de stabilité affective. Elle essaye divers moyens , parallélise son effort. La voici en speed-dating. Donna reste 5 minutes à chaque table, sourit, parle brièvement avec un homme, note un score face à un numéro, se lève, va jusqu’à une autre table...
De façon plus significative, Donna déploie sa présence virtuelle. Elle publie des poèmes. Elle poste aussi des demi-poèmes conçus pour être complétés à 4 mains : une ligne de Donna, une ligne ouverte à remplir, en alternance continuée. La moitié de l’entrelac est mis aux enchères du bon-vouloir masculin. Quel homme new-yorkais, intelligent et cool comme dans un film de Woody Allen se risquerait à un exercice où il a tout à perdre ? Donna se dit que le New York contemporain ressemble au Paris de Beaumarchais. Tout est permis, liberté de penser, libertinage sexuel absolu, à une condition et une seule : toujours éviter la faute de goût, rester dans le ton. Ce climat est castrateur pour les mâles, tant pis pour eux : ils sont hantés par la terreur absolue d’être ridicules, et on ne se relève pas d’une disgrâce dans les cercles interconnectés de la Big Apple. L’exercice de Donna est périlleux : on y est vu pour ce qu’on est, un grand comique, une plume agile, ou un esprit épais, un lourdaud, un minable sans intérêt. Or voici ce qui se passe sur le site de poèmes à 4 mains de Donna. Un silence glacial, total, zéro réaction. Pourtant, alors qu’elle ne s’y attendait plus, arrive une surprise. Makoto Takanawa de Kyoto se manifeste. Il trouve l’exercice amusant, et propose des demi-dialogues pour refermer les histoires ébauchées par Donna, avec des annotations explicatives pleines d’un esprit incisif et pénétrant qui amuse beaucoup Donna.
Ces publications, ces discussion littéraires, en joute, en défi, en collaboration créative aussi, c’est la face visible à tous, aux deux protagonistes et à leurs lecteurs d’Internet. En plus, à l’arrière de la toile, dans l’épaisseur des réseaux, se trouve la faille intercontinentale. C’est le pli d’Internet, le dual des écoutes et surveillances, en un mot le traitement non sollicité de vos informations par l’agence -ray, « Internet of things », l’Internet des choses de la vie, de la surveillance de votre vie privée.

26 décembre 2007

La part de l'oeil (12)

Chapitre 12
Voici New York
Depuis le 11 septembre –on ne sait déjà plus de quelle année, la date s’étant institutionnalisée comme Noël pour la naissance de Jésus- New York vit dans une poussière mentale grise. Le New York d’avant était azuréen. C’était le lieu de tous les enchantements, un lieu porteur et amplificateur d’idées. D’un art de rupture, tout en joie, on est passé à un art tout en berne. Les trompettes de jazz clubs ont des accords mineurs et des sourdines funèbres. La mélancolie plane, comme dans le Combourg de Chateaubriand, avec ce cadavre de chat pris dans la masse d’un mur.

Donna regarde le ciel clair entre les immeubles hauts. Sa vie est ici. New York lui est indispensable. S’il le fallait, en deuxième choix, elle survivrait assez bien à Chicago aussi. Chicago aussi a cette magie de la Côte Est triomphante, avec des gigantesques courants d’air et une architecture mythique pierre et métal, un classicisme américain.

Donna se dit : -je dois me reprendre en main. Un but : trouver l’amour. Une méthode : voir du monde, rencontrer des gens. Internet l’aide à explorer, trouver de repères, ne pas se décourager. Donna est tenace. C’est vrai qu’elle peut être gentille et douce, mais elle reste tenace. Par moments elle doute de réussir un jour. Les statistiques sont contre elle : les femmes sont beaucoup plus nombreuses que les hommes dans cette ville. Donna est tentée d’abandonner la Big Apple, de mettre les voiles, et d’aller chercher sa bonne fortune ailleurs. Ici le jeu n’est pas équitable. Les hommes en profitent sans honte. Donna se souvient ‘un désagrément douloureux. Elle avait rencontré Vladimir au cours d’un vernissage, pour les tableaux d’une maie commune. L’artiste, une gothique percée, habillée de cuir mauve, s’était spécialisée dans les montages d’assiettes sur toile. Ses oeuvres étaient emblématiquement des zooms de dîners vus de dessus. Dîner à trois assiettes d’omelette, et une assiette végétarienne, par exemple. La conversation d’un dîner en ville se trouvait esquissée sur des ballons-bulles porteurs de textes du genre :

-O Sally, you know, I men it, I meant it

face au ballon-bulle:

-Dead? As dead ? As for a funeral ?

Les oeuvres étaient joyeusement commentées par amis éternels et acheteurs potentiels, la canette de bière bue au goulot, avec comme seule alternative encore plus manhattanienne le verre de ice-tea de thé vert.

Donna avait horreur de cette façon très à la mode et très affectée de boire au goulot. Au moins la bière était fraîche. Il faisait chaud et humide dans les rues. C’éatit un jour d’été comme les autres, avec ses mises en scènes toujours étonnantes parce que c’était New York : New York !

Vladimir l’avait abordée sans parler, sans sourire, d’un air sérieux, visage fermé. Il était physiquement là, et très près, pas à la façon américaine qui laisse toujours une certaine distance entre les visages. Vladimir avait plutôt une tendance latine à s’approcher. Son haleine était parfaite. Vladimir aimait tout contrôler. Il regarda encore longuement Donna de ses yeux bleu ciel, avant de lancer un énigmatique :

-Alors ?

Cela fit sourire Donna : Par défi elle enclencha un long discours qui se déroula avec une logique et une pertinence irréprochable, dont elle s’étonna elle-même : elle n’avait pas perdu le fil, ne s’était pas laissée décontenancer par cette homme étrange.

Elle avait ébauché une théorie des jeux appliquée aux conversations des dîners en ville de la Côte Est, très traditionnelle et « vintage ».

Incroyable ce qu’en peu de mots Vladimir pouvait être insolent et désagréable à un point où on se résignait sans plus en souffrir, tellement c’était caricatural. Il avait attaqué, sans prendre le temps d’argumenter, tout ce qu’avait dit Donna. Donna surprise, se mit à analyser ce type au culot sans borne. Pourtant, sans se fatiguer, Vladimir avait atteint son objectif : se fixer de façon indélébile dans la mémoire de son interlocutrice. Elle n’arriva pas à dormir cette nuit-là. Le lendemain, elle rappela son amie artiste encuirassée de mauve, sous des prétextes enspiralés qui ne trompèrent personne. Donna appela donc Valdimir. Mais pourquoi ? Une revanche peut-être ? Ils se virent pour un thé à la menthe et une conversation plus aimable que la première. Vladimir expliqua ses allergies d’artiste. Il était acteur et ne jouait que dans des pièces complexes au public rare et intellectuel. Il haïssait la bonne société madisonienne de New York, ses conventions et ses rigidités. Vladimir n’était pas un être raisonnable. Il n’était raisonnable sous aucun rapport, n’entendrait jamais raison. Le sens commun n’avait aucune place en lui. Il était toujours sur le registre du tout ou rien : j’adore ou je rejette. Ils s’adorèrent une semaine, au cours de laquelle Donna pensait avoir trouvé l’amour unique et durable. Dès le début, elle avait su que la douleur et le déchirement seraient toujours à l’affût. Vladimir continuait à voir des amies pour des répétitions qui se prolongeaient tard. Il revenait irritable. Donna attribuait cette irritabilité à des insatisfactions d’acteur, toujours en quête de perfection du jeu et de reconnaissance du spectacle donné. Quant à elle, Donna cherchait à arrondir les angles, en laissant passer les orages tonitruants de son partenaire.

L’avant dernier soir de leur relation, Vladimir fut appelé pendant le dîner par une certaine Caroline. Vladimir avala en hâte une dernière bouchée et partit sans explication. Il revint le lendemain matin, juste au moment où Donna préparait le petit-déjeuner. Donna n’aimait pas du tout cela. Pourtant, même si elle s’était plainte un long moment, elle s’apprêtait à laisser passer encore. Elle avait pris le métro pour se rendre à son bureau. En milieu de matinée, Vladimir l’y appela. Il lui proposait une soirée « intéressante » qui ne fut pas du tout du goût de Donna :

-On se retrouve chez Francis qui a invité Caroline, Julien, Rose, et Yuko. On se fera des jeux nouveaux, en plusieurs échanges. Tu verras, c’est intéressant. Tu vas te découvrir telle que tu ne te connais pas. Ca te décoincera bien. Tu seras mieux après.

Mieux pour qui ? Pour lui ? Pour satisfaire les fantasmes pervers de Vladimir ? Des échanges avec qui ? de quoi ? Une orgie débridée de libertins blasés, des paumés décadents qui la dégoûtaient rien que d’y penser. Alors c’était ça ? Vladimir voulait se servir d’elle comme monnaie d’échange, pour acheter par le troc ses plaisirs à lui ? Cela devait lui chatouiller le bas-ventre de la savoir prise et tenue par d’autres mains, dans des scénarios dont il savait pertinemment qu’elle avait horreur. Au fond, oui, il voulait jouir de la voir exécuter à contre-coeur des prestations sexuelles. Vladimir sadique, critique, heureux de la mettre en situation de dégoût profond, de l’humilier, lui qui la voyait toujours comme une petite-bourgeoise coincée.

Donna souffla à fond, remplit lentement ses poumons d’air à nouveau, et se mit à enchaîner les décisions :

1) Pas question

2) Ca prouve qu’il m’utilise. Il se fout de moi

3) Stop

4) Ca fait mal , mais on arrête tout. TOUT DE SUITE

5) Lui dire tout de façon claire et ferme

6) Ne plus rien laisser passer : la rupture, c’est la rupture

7) Se venger. Il ne faut pas exagérer quand même !

Donna partit pour Chicago cet après-midi là.

07 décembre 2007

La part de l'oeil (11)

Chapitre 11
Regard sur la rue
Quelques mois plus tôt, à Londres. Rodrigo observe de sa fenêtre la rue, à 200 mètres. Il fait beau. Rodrigo est hébergé par des amis, qui lui ont laissé les clés de leur appartement avant de partir en voyage. Son point de vue est au 4e étage d’un bâtiment edouardien. La vue passe au-dessus des toîts d’un ensemble voisin de maisons à deux étages, des « mews ». Il aime s’absorber dans une composition urbaine à gémotrie marquée, avec des cheminées, des toîts en ardoise, des triangles variés, tout cela bordant l’édifice massif d’une église d’où vient une mélodie lente jouée à l’orgue.

Derrière l’entrelac géométrique, se trace une petite ligne de vie sociale, une rue commerçante. La rue se trouve derrière le no man’s land des polyhèdres et autres figures d’architecture.

Juste maintenant, une jeune femme passe dans la rue, l’animant davantage. Rodrigo la suit du regard. Il ne peut s’en détacher. C’est curieux comme le corps de la femme ondule joliment. Rodrigo est surpris. Il s’attendait à éprouver un attrait sexuel léger, une fascination abstraite et passagère, mais c’est tout autre chose qui retient son attention. Quoi donc ? Ce corps est plein de vie. La femme avance les seins gonflés comme des spinakers. Ses muscles contractent et font vibrer sa chair, élégamment. Elle marche avec simplicité, sans le dandinement si fréquent chez les femmes. Il y a dans les pas de cette femme la même joie que celle du rayon de soleil sur l’avenue.

Au pub du coin de la rue, deux boules de billard américain de couleurs vives, l’une orange, l’autre verte, viennent de se percuter. Nous voici juste après le rebond. Elles sont encore unies par des conditions de choc, mais déjà elles s’éloignent, sans intention, mais parce que chacune va son chemin. Pendant un intervalle ensoleillé, la jeune femme continue à marcher. Rodrigo la suit du regard.

Il s’est laissé aller à la joie du spectacle, en cette belle journée de juin. Pourtant qu’est-ce qui l’autorisait à devenir l’observateur indésirable d’une scène de rue londonienne, avec une jolie jeune femme heureuse du beau temps et qui ne se savait pas observée ? Du jeune homme insouciant, il était devenu le tireur embusqué qui guette sa future victime. Rodrigo se dit que tout cela n’était pas différent du voyeurisme. Il se promit de préférer une ppaorche plus directe et plus symétrique, celle du passant qui fixe son regard dans celui des belles inconnues.

Le temps de faire cette réflexion, il était déjà dans la rue et remontait Gloucester Road dans la direction de Kensington Gardens.

La part de l'oeil (10)

Chapitre 10
Lenteur étrange
Rigo eut un moment d’hésitation, face à son écran d’ordinateur. La transmission était saccadée. De temps en temps, les informations arrivaient rapidement, puis le canal se bloquait, pour retrouver un haut débit. Rodrigo n’était pas habitué à cette faible qualité. Le fournisseur de connexion Internet était fiable, le problème devait être ailleurs. Rodriogo essaya plusieurs messageries, avec les mêmes résultats décevants. Alors il eut une idée : ile demanda à Ramona, son amie du moment, de se connecter en observant les temps de réponse. Ramona vérifia ses deux comptes. Tout semblait normal pour elle. Rodrigo ne dit rien mais s’inquiéta davantage. Ils sortirent prendre des tapas avec les amis de Ramona. Le bar s’appelait « la abuela » un nom courant mais de bon augure. Le propriétaire venait du Pays Basque. Il racontait bien volontiers des anecdotes sur les tapas basques, et décrivait ensuite la plage de San Sebastian, « La Concha », et les rues serrées de cette ville emblême. Le climat marin y est tellement plus humain que les contrastes continentaux de températures de Madrid. Rodrigo l’écoutait plus attentivement que d’habitude. Il observait aussi, les sens en éveil maximal, qui était dans la salle. Il reconnaissait facilement les basques à leur accent et à leur physique, mais il y avait aussi un type terne, à l’air mi-triste, dont la disposition apparente d’esprit détonnait avec le climat joyeux et bon enfant du lieu. L’homme gris buvait du cidre. Il mangeait trop lentement, avec application, sans appétit, machinalement. Le type épiait, prêtait l’oreille aux conversations, Rodrigo en était tout à fait sûr.

Vers 1h du matin, Rodrigo et Ramona rentrèrent, après une sortie qui les avait fait passer par trois ou quatre bars de tapas, le dernier juste pour un café « cortado ». Ramona alla sous la douche, et Rodrigo se connecta. Il s’aperçut tout de suite d’une bizarrerie. Un des e-mails qu’il n’avait pourtant pas pu lire, vu son heure de réception, n’apparaissait pas en gras comme les nouveaux messages, mais en grisé comme les messages déjà lus. C’était vraiment inquiétant. Quelqu’un s’était nécessairement connecté sous son identité. Il changea de mot de passe et se déconnecta après avoir vidé sa boîte de réception.

Ramona mit un certain temps à lui faire oublier l’incident –qu’il avait gardé pour lui- mais finalement, elle y parvint fort bien. Leur nuit se continua chaudement, comme il se devait. Ils s’endormirent épuisés vers 3h du matin.

01 décembre 2007

La part de l'oeil (9)

Chapitre 9
Musique et doutes
Plus tard, lorsqu’ils se remémorèrent ces moments préciaux, ils laissèrent leur dialogue sur la musique prendre l’essor scientifique qu’il souhaitait. Il leur apparut clairement qu’une partie de leur fascination pour la musique symphonique romantique venait de son ampleur structurelle, avec plusieurs lignes mélodiques simultanées, bien plus complexe que tout calcul physique et mathématique.

Boris était à cette époque encore trop jeune pour avoir éprouvé l’angoisse des quarante ans, qu’on peut schématiser en déviant la formule de Dante :
-nel mezzo del camin di nostra vita, mi ritrovai per una selva oscura
Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai à traverser une forêt obscure.
Quand cela arriverait, Boris aurait recours au seul remède efficace pour lui : la musique romantique. Au moment où l’angoisse de n’avoir pas fait de sa vie ce qu’on aurait dû en faire, la première moitié déjà brûlée, et la deuxième démarrées sans un plan, et sans garantie d’un sens, au moment où une vraie dépression prend racine, alors Boris se mettra seul dans le noir, assis à même le sol face à ses haut-parleurs. Seuls Brahms, Mahler, Tchaïkovski pourront lui fournir un quelconque apaisement, par une capacité immense à emporter le torrent des soucis de Boris dans un flot plus grand encore. Une heure d’immersion, à chaque fois que la douleur s’annonce, lui permettra de revenir au monde avec un minimum d’énergie vital, ré-animé.

Les doutes de Valentina seront d’une tout autre nature. Brahms ou Tchaïkoski ne lui seront pas d’un grand secours. C’est la musique de tango qui la remettra sur les rails, avec une préférence particulière pour le désuet « Volver » de Carlos Gardel. Valentina se posera alors perpétuellement la question de la pérennité de l’amour ou de sa nécessaire fin, angoisse profonde s’il en est.

Au moment même où son bonheur atteignait un sommet, l’idée de la chute la traversait en fulgurance, comme un memento mori qui s’afficherait et s’effacerait, en clignotant.
Malgré elle, Valentina ne pourra s’empêcher d’utiliser sa position professionnelle d’observatrice pour aller fouiller plus que le minimum requis dans la vie privée des personnes surveillées par son équipe, toujours en quête ouverte de réponses.

La part de l'oeil (8)

Chapitre 8
Le voyage
Valentina, au terme d’un interminable voyage en train, débarqua à Moscou. Boris était venu l’y attendre, après une épopée trans-sibérienne. Le temps du retour de Boris à la civilisation passa très vite. Souvent il avait les yeux perdus dans le lointain, à chercher ses lignes de vie dans un espace lobatchevskien qu’il lui fallait pour qu’enfin se recnontrent des parallèles qui jusqu’alors étaient restées sans intersection, dans cet ancien monde euclidien où Valentina du côté tempéré de la brêche et lui du côté continental, avaient joué à échafauder des châteaux de cubes. L’espace venait avec bonheur de se courber, et cette courbure leur offrait un refuge idyllique en suspension, hors de tout effet Doppler d’aéronefs militaires. La paix était dans son coeur. Il se sentait fort et préparé. La ligne de vue de Boris devenait floue de temps à autre, lorsque la vapeur ondulante du samovar ambulant diffusait dans le compartiment, en étirant les formes de façon variable et aléatoire. La forme prise par les petites volutes joyeuses lui rappelait les simulations de estinées qu’on pratique dans les temples boudhistes, en tirant au sort des états, des événements indiqués sur un bout de bois placé dans un cylindre. En agitant le cylindre, on effectue une randomisation, et on extrait un état prédit. Une anticipation des grandes simulations de la physique d’aujourd’hui.

Valentina s’était assise au buffet de la gare. Un voile de vapeur s’échappait de sa théière. Il lui avait coûté de s’équiper pour le grand froid. Peut-être même était-elle allée trop loin voulant bien faire ? Sa chapka ne passait pas inaperçue, avec ses poils noirs synthétiques et duveteux.
La silhouette de Boris se figea un bref instant à l’entrée du buffet. Il parcourut du regard toute la salle. Son regard revint immédiatement en arrière dès qu’il vit Valentina. Son visage s’anima. Il avança tout à sa joie, tandis que Valentina n’arrivait même pas à se lever, d’émotion.
L’un des deux -impossible plus tard de se rappeler qui- avait dit simplement « tout ce temps » et ce signal les aligna instantanément dans la même cavité vitale d’espace. Il vécurent à la même horloge, désormais biologiquement synchrones, le temps de ce long week-end moscovite.

Pour rendre cette histoire plus commerciale, on s’attendrait ici à une description détaillée des premiers rapports sexuels de nos personnages. Selon le type de l’éditeur du présent ouvrage, cela se déroulerait en lumière crue, froide sur la chair livrée, ou en lumière douce et sucrée, caressant le soyeux des peaux offertes. Il serait facile de jouer sur le contraste entre le grand froid de l’hiver russe et la chaleur des transports érotiques d’une Valentina maintenant libérée, qui ôta une à une les multiples couches de vêtement dont elle s’était parée. Vint d’abord un lourd manteau brun qui lui descendait à mi-botte, puis un manteau ajusté de cuir noir, finement ouvragé, à l’espagnole, avec des arabesques, soulignat élégamment la poitrine et les hanches de la jeune femme. Boris ne quittait pas un instant des yeux les formes avantageuses de la belle Italienne. Valentina voyait le désir grandir à la brillance des yeux de celui qui serait bientôt son amant. Elle l’avait tant voulu et si longtemps. Au cours de cette longue attente, la charge érotique était arrivée à un potentiel inouï, et ne demandait plus qu’à se décharger à la moindre occasion. Ils ne se touchèrent d’abord pas, laissant les yeux faire le travail du déshabillage mental, pour être à l’autre totalement dans l’accomplissement d’un rite amoureux. Lorsque Valentina sentit le moment venu, elle rentra légèrement les épaules et fit glisser le long de son corps le long manteau de cuir ciselé qui fouetta le parquet dans sa chute. Boris tressaillit, et, du manteau tombé, ses yeux revinrent sur le corps plus visible encore de celle qui voulait se donner à lui sous cette forme, après avoir été intellectuellement sienne le temps d’un article scientifique symbiotique. Ce n’était plus une chercheuse en jeans, affectant le mépris pour toute élégance bourgeoise, mais une femme en chasse, Diane au bois, prête à bondir. Valentina portait une robe blanche en gros tricot, très près du corps. Ce vêtement ne laissait absolument aucune ambiguïté sur son corps vertigineux. Valentina avait choisi cet homme pour s’accoupler, et elle le lui faisait comprendre. L’élu affine répondait à l’invitation de sa compagne si séduisante, et se trouvait maintenant en costume noir, chemise ouverte. Lui aussi s’était habillé pour plaire, sortant des conventions vestimentaires de chercheurs. Valentina se fixa sur les yeux de Boris, qui lui rappelaient un ciel marin de la Baltique. Son regard explora l’homme, s’attardant sur son cou. La pomme d’adam, légèrement marquée, oscillait, révélant une impatience frémissante. La jeune femme évalua pour la première fois la largeur des épaules de son amant. Elle sut quelle force s’en dégagerait, le moment d’après. Sa chair gonflait en s’humectant. Ce corps viril bientôt serait sur elle, les cuisses pousseraient, les bras l’enserreraient doucement. Elle serait dessus, glissant sur la luge du plaisir, toujours plus vite, par action de gravité, avec un rythme d’abord solennel, puis efficace, puis déchaîné, sans frein, jusqu’à l’apothéose. Elle était prête, lui aussi. La robe de tricot collait et l’hommedut l’aider à la déboutonner. La robe tombée, sans bruit cette fois, le sol était jonché d’habits, dans un charmant désordre de boudoir baroque. Boris pensa à la plus érotique de toutes les souveraines russes, la Grande Catherine. En un tel soir, l’impératrice aurait choisi pour son lit un officier de haute taille, en unifrome blanc, jeune encore de visage, mais rôdé par la guerre et les campagnes, aux plaisir de la chair pris à bras le corps quand on peut, parce qu’à chaque instant tout peut s’arrêter, boulet, shrapnel, lance qui vous perfore le thorax. Alors, l’officier, dans les bordels des garnisons successives, se donne sans réserve,a vec son énergie de combattant. Tout cela n’aurait été qu’une préparation légère face à l’énorme défi de satisfaire l’impératrice-déesse-nocturne. L’homme s’y emploierait, poussant son membre entre les cuisses impériales, et l’impératrice gémirait, ordonnant la charge sublime, jusqu’à l’orgasme cathédral, monumental de l’Allemande qui dirigeait la Russie.
Boris, séduit par l’analogie excitante des amours impériales, couronnait volontiers Valentina, maintenant sans vêtement autre qu’un gainage ajouré de sous-vêtements de soie noire.

Les paragraphes précédents ont peu de mérite et une seule fonction : fournir un divertissement d’interlude en marge du récit tel que nous l’avons prévu. Ces lignes uaraient été partie intégrante du récit si nous avions souhaité le publier en feuilleton dans un magazine d’histoires sentimentales. Revenons au récit.

Ils écoutèrent beaucoup de Tchaïkovski. Leur morceau préféré était sans conteste le 1er concerto de piano. Ils ne s’en séparaient plus. Valentina sentait cette musique lui caresser le corps au rythme des doigts précis et tendres de son amant. Boris n’oublierait jamais l’extase de leur première écoute commune, enlacés, nus, sous d’épais édredons : ils avaient tourné la tête légèrement l’un vers l’autre pour vérifier leur parfait accord. Le cou de Valentina frémissait légèrement, elle s’enroulait voluptueusement dans les bras de Boris. Lorsque le piano partait sur des variations périphériques au thème, Boris décorait aussi l’instant de baisers miniatures qu’il faisait courir sur les seins de Valentina, avec en écho des petits rires chatouilleux.

La part de l'oeil (7)

Chapitre 7
Le rêve de Valentina

On voyait bien que cette femme-là, qui écrivait une lettre, irait au bout du monde pour son amant lointain, qu'elle abandonnerait son statut de rentière, prendrait aussi bien celui de lavandière. S'il le fallait, elle laverait de ses mains les draps des autres, les frappant sur le bord du lavoir. Elle effacerait au savon et à la pierre-ponce les secrets de l'alcôve, pour qu'on n'en parle pas. Les heures d'amour resteraient aux seuls amants, sans témoin, sans vestige. Effacées aussi les taches des jeux d'enfants sur les chemises et tabliers. Gommées les maladresses du vielillard et les gaucheries de table de l'ancienne beauté de village, toujours commémorée par une photo jaunie. En lui rendant des vêtements propres, qui sentiraient la lavande, c'était un peu de son ancienne gloire qui lui serait rendue. Celle qui faillit être femme fatale avait accepté son destin, avec dignité. Son visage craquelé par les sécheresses successives, maladies, douleurs, chagrins, restait superbe comme une figure de proue. Ce navire dont elle serait la proue devrait s'appeler quelque chose comme La Marie-Chantante, car la vieille dame gardait une très belle voix de soprano. Autrefois cette voix douce et rieuse avait séduit des hommes, les rendant fous d'amour, et cela continuait car kla trace de sa beauté restait fraîche au couer des soupirants vieillis. Paradoxe de lâge, quand l'un mourait les autres se lamentaient, et tout aussitôt se consolaient en se disant que cela ferait toujours un prétendant de moins. Le cercle des admirateurs se resserrait autour de la belle Lola. Ses anniversaires étaient très fêtés. C'était pour elle l'occasion d'une petite larme à se voir plus vieille en son miroir, mais bien vite la joie revenait de se savoir aimé par la multitude des admirateurs au regard magnétisé.
Mais revenons à la femme qui guide la série télévisée : Emilie-Victoire.
Il y a des femmes-oiseaux, des femmes ailées qui déploient leurs ailes et s'envolent en spirale, faisant tourner la tête des hommes, et parmi celles-ci un sous-ensemble rare, dont les membres ont le courage de s'arracher une plume et de la tremper dans la plus noire des encres pour tracer sur du papier le cours sinueux d'un récit.
Emilie-Victoire était de cette confrérie secrète. La magie du petit écran opéra de façon raccordée à la perfection, mais pourtant une incroyable transformation s'était produite. La lettre tant amplifiée par la force rémanente d'un amour perdu était devenue livre, question de taille, de volume. Emilie-Victoire au lieu de se consacrer au lavage, d'y laisser sa santé, en attrapant de l'asthme aigu après une pneumonie hivernale développée dans l'humidité glaçante du lavoir municipal, Emilie-Victoire avait ciselé l'amour, son amour, dans chacune des pages de l'opus, qui pouvait maintenant se refermer.
Valentina s'en voulut d'avoir accordé son attention à cette histoire larmoyante si pleine de clichés. Clic. Pourtant, elle n'arrivait pas à s'en détchaer et la suivit jusqu'à la fin. Cette nuit-là, Valentina fit un rêve. Elle était debout, dans la position du gondolier. Elle poussait sur sa perche pour faire avancer une barge. Cela lui venait sans effort. Etrange se dit-elle, est-ce que je rêve ? Les forces en jeu sont tellement atténuées, les lois de la physiques viennent-elles brusquement de changer?
Elle vit au loin une île dans la lumière dorée du couchant. Elle pensa être entrée dans le monde de Claude Gellée dit Le Lorrain.
Mais que pouvait bien être cette île ? Elle eut une intuition : ça pouvait être Cythère. Un homme de dos regardait l'horizon. Il était très loin, mais grâce à la lumière qui l'éclairait en incidence rasante, on le voyait très bien. Sur quel cône d'espace projectif aux champs puissants était-elle maintenant ? L'homme multi-échelle zoomable d'un regard, avait levé progressivement sa jolie tête. Le soleil se cachait, la lune apparaissait. C'était une pleine lune rousse, comme les aiment Odin, présage de grands changements.

Le lendemain, Valentina mit du temps à se réveiller, puis à se rendre compte qu'elle avait rêvé. Elle s'employa un long moment à recoller les séquences de rêve, qui se remirent en place au son de la machine à café. Elle n'eut pas besoin de chercher l'interprétation du rêve, qui vint de soi : la vie de Valentina passait par Boris. Elle n'en savait pas le but ultime, mais elle sentait une attraction gravitationnelle intense. Inutile de lutter, de refouler cette attraction. Elle appela le bureau de Boris où il n'était pas. Ca ne l'embarrassait même pas d'y faire une intrusion téléphonique, mobilisant des secrétaires peu coopératives, hostiles même. Les femmes sentent tout de suite qui est leur rivale. Pourtant le message, retardé à dessein, arriva quand même à Boris. Il rappela le soir-même.

Ce que fut cette conversation, quelles ondes telluriques l'agitèrent, quelles vibrations harmoniques s'y auto-orchestrèrent, rien de cela ne sera décrit ici. Dommage! ;)