19 février 2008

La part de l'oeil (16)

Chapitre 16
Donna à Fiumicino
Donna débarque de l’avion à l’Aéroport Leonardo da Vinci de Rome, sur le territoire de Fiumicino. Elle a les traits tirés par le long voyage. Elle se sent le corps collant. Il fait trop chaud. Elle fixe l’arrivée des bagages. Le tapis roule à vide. Donna se répète qu’elle a de la chance. Elle cherche à s’en persuader pour trouver l’énergie de surmonter sa fatigue. Quelle chance de se trouver à Rome, cette ville antique, baroque, la capitale mythique de la Dolce Vita. Le nom de jeune fille de la mère de Donna était Peltinelli. Donna n’a pas beaucoup plus d’information sur son origine italienne. Elle a fait une recherche rapide sur Internet en préparation de son voyage. Un certain Giorgio Peltinelli reposerait au cimetière du village de pêcheurs de Fiumicino depuis 1913. Donna veut croire à un lien de parenté avec cet homme là. Si ce n’est pas son arrière arrière grand-père, c’est quelqu’un qui lui ressemble. Elle veut à tout prix rencontrer cet homme, enfin son ombre portée, sa tombe. Elle a lu que les cimetières italiens étaient somme toute assez plein de vie, avec fréquemment un médaillon photographique du défunt sur sa tombe, en quelque sorte un facebook des morts.
Donna a beaucoup de mal à trouver un taxi qui l’emmène à Fiumicino village. C’est trop près. Tous refusent. Un policier vient au secours de Donna, réprimande le conducteur récalcitrant, agite la menace de sanctions, fait confirmer le prix de la course à l’avance. Donna paye d’avance, en présence du policier et reçoit sa monnaie. Le conducteur s’exécute en maugréant. Toutefois, dès que le véhicule a quitté l’aéroport, il a oublié sa rancune, et se révèle jovial. Il s’est peut-être trouvé aussi quelque chose à faire au village de Fiumicino ? Ce sera probablement un moment de détente en tous cas. L’homme dépose Donna au cimetière, en lui indiquant où trouver un taxi ensuite.
Donna se retrouve en pleine lumière. En un instant, elle sent venir sur ses épaules toute la fatigue du voyage. Elle ferme les yeux quelques secondes, et se ressaisit. Ca ira. La voici dans l’allée principale du cimetière. Elle décide d’un itinéraire de visite ergodique et exhaustif, où rien ne lui échappera. Deux allées et soixante morts photographiés en médaillon plus loin, elle se trouve face à Giorgio Peltinelli, l’ancêtre, aux larges moustaches. Le regard est sérieux. Il vous perce de fond en comble. C’est un homme de volonté et de pouvoir, un dur. Il pose en cravate avec un chapeau sur la tête. L’homme impressionne Donna. Elle se rend ensuite à la mairie. Elle souhaite consulter le registre des naissance et des décès, tout ce qu’elle pourra trouver sur les Peltinelli.
Dès le début de son voyage, Donna avait été détectée par le système de surveillance de Kobol. Elle faisait partie d’un catégorie critique, parmi les voyageurs sous visa de tourisme. Le système de filtrage automatique avait sélectionné le profil voyageur de Donna. Valentina et son équipe s’intéressèrent alors à elle. Comme pour Rodrigo, rien dans le profil n’indiquait un quelconque risque. Valentina annota le profil, pour que toute son équipe prenne les précautions nécessaires : la personne surveillée ne dvait être exposée à aucun danger du fait de la surveillance. Valentina lut le profil de Donna. Quelque chose l’intriguait. Parmi les relations directes de Donna, trouvées par le système, une carte avec photo scintilla. C’était un certain agent Rotschick, de la CIA, avec laissez-passer spécial, et interdiction pour les services de sécurité de pays alliés, dont celui de Valentina, de le contrôler sous aucun prétexte.
Le moteur de recherche expérimental donna aussi quelques informations sur cet agent :
-carrière initiale d’acteur de pièces de théâtre d’avant-garde
-nom réel Vladimir, dit « Vlad »
-relation avec le sujet observé : aucune depuis leur rupture
-profil de Vladimir : esprit acerbe, acide, instransigeant
-point faible : vie sexuelle incontrôlée, fréquente le milieu échangiste.
Etait-ce un agent chargé des interrogatoires et de l’accompagnement des suspects sur les vols furtifs de la CIA entre l’Europe et les Etats Unis ?
Cet agent Rotschick, en réalité Vladimir, inspirait un profond dégoût à Valentina. Ils travaillaient dans la même branche : le renseignement d’Etat, mais n’exerçaient pas le même métier. Ces gens-là pratiquent la torture au quotidien, dans le climat de chasse au sorcière où les suites d’attentats et guerres nous ont placés. Ce sont des spécialistes de l’extraction d’aveux. Ils convoient les prisonniers à bord de vols secrets dont le hub européen est Francfort. On ne sait rien de ce qui se passe à bord, ce qui amène à imaginer le pire, une sale guerre en dehors des conventions de Genève, avec tous les moyens, même illégaux, au prétexte de défendre le monde démocratique contre la terreur.
Vladimir était certainement un instrument affûté de la violence d’Etat, alors que Valentina se voulait spécialiste du renseignement intelligent et non-violent. Valentina se disait que malheureusement, ils étaient les deux faces d’un même médaille. Inutile de blâmer les seuls Américains : Russes, Chinois, et bien d’autres, c’était pareil.
Valentina revient à la biographie De Donna produite par le système. Elle se déroule sur deux lieux principaux : New York et Chicago. Donna est passionnée d’art, d’où son voyage présent à Rome. Jusque là c’est transparent. Maintenant, pourquoi cette visite bizarre au cimetière de Fiumicino ? La touriste avait-elle quelque chose à cacher ? De plus l’Américaine n’avait pas sur elle de téléphone mobile. Il était donc impossible de suivre son champ de vision, sa position d’objet en déplacement sur un écran de supervision des opérations. Il faudrait se contenter de l’information extrapolée et consolidée des caméras d’observations sur la voie publique. Il était d’autant plus crucial d’analyser le dossier de Donna en profondeur.

La part de l'oeil (15)

Chapitre 15
Vocation de Vladimir
Vladimir s’assied sur un banc de Central Park. Une revue dépassant de la corbeille voisine attire son attention. The Economist, avec un masque de comédie grec en couverture. Vladimir, désoeuvré, feuillette la revue. Une page de publicité l’amuse. La CIA recrute . L’annonce fait appel à l’intelligence, au goût du secret, un je-ne -sais-quoi d’espion des années 50. Vladimir relit l’annonce. L’idée lui vient, prend corps et devient plausible : au lieu de jouer des rôles qui tombent à plat, devenir un vrai héros, entre ombre et lumière. Rentré chez lui, il remplit en ligne le formulaire de candidature. Trois semaines plus tard, il est convié à un entretien en Virginie, transport remboursé.
La journée intensive met Vladimir dans la position où lui aime mettre les autres. L’acteur s’en sort plutôt bien. Il se prend au jeu. Il fait face à des situations de déstabilisation. Une simulation le place sur un vol spécial à côté d’un suspect dangereux sur lequel il lui faut maintenir la pression, libre à Vladimir de trouver la méthode. Le rôle du suspect est joué par un agent habillé pour le rôle, au visage dur d’un homme déterminé, qui manque de sommeil, sur les nerfs. L’exercice est appelé épreuve de force spirituelle. L’épreuve s’achève avec succès. Les commentaires de l’examinateur sont juste :
-Attention de ne pas y aller trop fort quand même.
Vient ensuite une épreuve d’interception électronique à partir d’outils logiciels. Un premier exercice est une « écoute ouverte » où on cherche à identifier une personne devant se rendre à Cuba, qui mange volontiers de crevettes et est allergique aux oeufs, parmi plusieurs personnes en conversation. Les candidats disposent de quinze minutes pour l’identifier.
Le deuxième exercice est l’écoute ciblée d’une personne afin d’identifier ses sympathies éventuelles pour des groupes de déstabilisation, à partir des caractéristiques idéologiques de ces groupes, données dans l ‘énoncé, et d’une rhétorique de critique de l’Etat américain, connue par 5 tracts eux aussi donnés. On a deux heures pour aboutir. Il ne faut pas se tromper car une identification positive déclenche l’assaut d’un commando de 15 agents des forces spéciales, et un manque à détecter un activiste résulte dans l’explosion d’un bombe dans un centre commercial, le samedi à 15 heures.
Vladimir peine dans le premier exercice. Il se perd dans les fonctionnalités du moteur d’analyse sémantique fourni. Il réussit tout de même à identifier la personne en 14 minutes et 50 secondes. C’est tout juste.
L’exercice suivant est une catastrophe. Vladimir parie sur la culpabilité du suspect, se laisse tromper par des indices accumulés, et trouve extrêmement dangereux quelqu’un qui ne l’était pas. Un massacre s’ensuit, carnage inutile, une vraie bavure.
Le commentaire du jury est indulgent : il vaut mieux se tromper dans ce sens-là plutôt que dans l’autre : une bavure sur une seul suspect non coupable, contre un risque humain de 200 personnes. L’approche statistique tolère 5% de perte dans les cas d’alerte rouge comme celui-ci.
Après ce mauvais résultat, Vladimir sait qu’il lui faut un sans-faute aux épreuves suivantes pour rester dans la course.