28 décembre 2007

La part de l'oeil (13)

Chapitre 13
Autres fragments de la vie de Donna
Il y avait un grand ciel bleu sur Chicago ce jour-là. Donna marcha longuement le long du lac. On y voyait des bateaux plier sous le vent et glisser avec élégance. Donna s’absorba entièrement dans ce spectacle lointain des voiliers. Ses doutes, ses hésitations à aller de l’avant se dissolvaient immanquablement dans l’étendue quasi-maritime du lac. Des images lui revenaient d’un roman lu à l’adolescence : Au loin une voile de Valentin Kataiev. Elle se demanda si odessa était très différente de Chicago. Le Chicago qu’elle aimait, c’était celui du festival de Jazz, les cuivres brillant sous le soleil, avec les meilleurs musiciens du moment. Elle adorait ces sons un peu rugueux, de l’Afrique retrouvée, sous le vernis américain.
Pendant une semaine, Donna déambula dans la ville et à ses abords, sans but précis, juste en oubli méditatif.
Un jour, en fin d’après-midi, elle se trouva au bord du lac, dans une ambiance de fête foraine. Un temps pour s’amuser, pour retrouver un moment les jeux de l’enfance. Donna loua un mini-bateau et partit en micro-aventure à risque zéro. Sa petite barque était carénée pour une personne, en maquette de paquebot. Ce fut un rêve à déclenchement immédiat, de grande traversée. Elle se sentait partir pour un long trajet, jetant ses amarres personnelles, d’Amérique en Europe. Dans l’intervalle, elle se projetait dans un espace-temps transitoire, ces euaux internationales où tout peut arriver, comme au Titanic ou au Lusitania. Au large l’esprit s’ouvre. L’iode vous dégage le cerveau. Le coeur se vide jusqu’à l’ataraxie bienheureuse. Laissez monter en vous l’énergie vitale de l’océan. Vous aurez alors tout pour vous jeter dans ce que la vie vous propose. Vous aurez spontanément l’à-propos de le saisir comme un pêcheur remonte ses filets quand ils sont pleins. Une passion peut seenraciner dans le vase clos d’un bateua. Les ondes émotionnelles résonnent dans la boîte.
Les cris d’enfants mêlés à ceux des mouettes font sourire Donna. Un désir de Crimée rêvée s’installe. Elle trace avec son bateau une spirale croissante. Elle est tellement au jeu géométrique de son parcours qu’elle n’a pas vu un nageur. L’apercevant au dernier moment, elle sursaute et donne un coup de barre trop brusque. Le mini-paquebot percute la tête du nageur. Donna catastrophée pense au pire. Elle se penche. L’homme est plus surpris que blessé, mais sait-on jamais ? Une blessure à la tête peut avoir des suites graves. Donna a très mauvaise conscience. Elle tend la main au nageur pour qu’il monte à bord. L’homme ne veut pas, mais elle insiste tant que le naguer, la volonté émoussée par le choc, ne résiste plus et monte. Le bateua est petit pour deux. Il oscille fortement. Donna et son nageur énervés par les émotions qu’ils viennent d’avoir, libèrent cet énervemenet dans un fou-rire interminable, qui s’entretient du tanageg, lui-même ravivé par l’agitation des rieurs. Le rire passé, Donna ne peut détacher son regard du corps mouillé de l’homme. La gêne de Donna stimule le nageur, enlevé malgré lui par une plaisancière de pacotille. Micro-cabotage et micro-cabotinage font le reste, quand les adultes se croient redevenus enfants. Ils sont maintenant à la joie de leurs corps libres sous le soleil, leurs visages détendus se sourient. Donna et Justin sont compagnons d’une croisière réelle et rêvée. Ils s’approchent de la rive, dans un mélange d’étonnements enfantins et de rite d’accouplement. Mâle et femelle s’ébrouent dans une harmonie biologique simple. Donna se voit prise dans un mécanisme biologique auquel elle adhère, qui l’entraîne, elle suit son instinct. Elle, si timide face aux risques de la nature, se trouve en harmonie avec les événements. Elle finit l’après-midi dans l’eau du lac, avec Justin. Protégés de la vue des passants par de hauts blocs de granit, ils font l’amour dans l’eau. Guidée par Justin, Donna découvre l’érotisme amphibie. Elle entre avec son homme-poisson dans le jeu légendaire : l’homme-sirène a séduit l’humaine terrienne, et l’emmène jouir dans son royaume des profondeurs.
Donna s’abandonne à la fluidité multiple, mergitur nec fluctuat. Poulpe, elle palpe de toutes ses valvules le corps de son partenaire. L’homme se laisse méduser. Plusieurs semaines après, l’homme-poisson glissera entre les doigts de Donna. Un élastique ramène Donna à New York. Son pivot mental y est bifocal : le Lincoln Center et le Village. La chèvre Donna est attachée à ces deux piquets. Elle décrit une ellipse dont elle ne peut sortir.
Donna, à Chicago, a été heureuse, mais sans souci de se creuser un avenir. A New York, elle est de nouveau prise d’un désir de sédentarité émotionnelle et de stabilité affective. Elle essaye divers moyens , parallélise son effort. La voici en speed-dating. Donna reste 5 minutes à chaque table, sourit, parle brièvement avec un homme, note un score face à un numéro, se lève, va jusqu’à une autre table...
De façon plus significative, Donna déploie sa présence virtuelle. Elle publie des poèmes. Elle poste aussi des demi-poèmes conçus pour être complétés à 4 mains : une ligne de Donna, une ligne ouverte à remplir, en alternance continuée. La moitié de l’entrelac est mis aux enchères du bon-vouloir masculin. Quel homme new-yorkais, intelligent et cool comme dans un film de Woody Allen se risquerait à un exercice où il a tout à perdre ? Donna se dit que le New York contemporain ressemble au Paris de Beaumarchais. Tout est permis, liberté de penser, libertinage sexuel absolu, à une condition et une seule : toujours éviter la faute de goût, rester dans le ton. Ce climat est castrateur pour les mâles, tant pis pour eux : ils sont hantés par la terreur absolue d’être ridicules, et on ne se relève pas d’une disgrâce dans les cercles interconnectés de la Big Apple. L’exercice de Donna est périlleux : on y est vu pour ce qu’on est, un grand comique, une plume agile, ou un esprit épais, un lourdaud, un minable sans intérêt. Or voici ce qui se passe sur le site de poèmes à 4 mains de Donna. Un silence glacial, total, zéro réaction. Pourtant, alors qu’elle ne s’y attendait plus, arrive une surprise. Makoto Takanawa de Kyoto se manifeste. Il trouve l’exercice amusant, et propose des demi-dialogues pour refermer les histoires ébauchées par Donna, avec des annotations explicatives pleines d’un esprit incisif et pénétrant qui amuse beaucoup Donna.
Ces publications, ces discussion littéraires, en joute, en défi, en collaboration créative aussi, c’est la face visible à tous, aux deux protagonistes et à leurs lecteurs d’Internet. En plus, à l’arrière de la toile, dans l’épaisseur des réseaux, se trouve la faille intercontinentale. C’est le pli d’Internet, le dual des écoutes et surveillances, en un mot le traitement non sollicité de vos informations par l’agence -ray, « Internet of things », l’Internet des choses de la vie, de la surveillance de votre vie privée.

26 décembre 2007

La part de l'oeil (12)

Chapitre 12
Voici New York
Depuis le 11 septembre –on ne sait déjà plus de quelle année, la date s’étant institutionnalisée comme Noël pour la naissance de Jésus- New York vit dans une poussière mentale grise. Le New York d’avant était azuréen. C’était le lieu de tous les enchantements, un lieu porteur et amplificateur d’idées. D’un art de rupture, tout en joie, on est passé à un art tout en berne. Les trompettes de jazz clubs ont des accords mineurs et des sourdines funèbres. La mélancolie plane, comme dans le Combourg de Chateaubriand, avec ce cadavre de chat pris dans la masse d’un mur.

Donna regarde le ciel clair entre les immeubles hauts. Sa vie est ici. New York lui est indispensable. S’il le fallait, en deuxième choix, elle survivrait assez bien à Chicago aussi. Chicago aussi a cette magie de la Côte Est triomphante, avec des gigantesques courants d’air et une architecture mythique pierre et métal, un classicisme américain.

Donna se dit : -je dois me reprendre en main. Un but : trouver l’amour. Une méthode : voir du monde, rencontrer des gens. Internet l’aide à explorer, trouver de repères, ne pas se décourager. Donna est tenace. C’est vrai qu’elle peut être gentille et douce, mais elle reste tenace. Par moments elle doute de réussir un jour. Les statistiques sont contre elle : les femmes sont beaucoup plus nombreuses que les hommes dans cette ville. Donna est tentée d’abandonner la Big Apple, de mettre les voiles, et d’aller chercher sa bonne fortune ailleurs. Ici le jeu n’est pas équitable. Les hommes en profitent sans honte. Donna se souvient ‘un désagrément douloureux. Elle avait rencontré Vladimir au cours d’un vernissage, pour les tableaux d’une maie commune. L’artiste, une gothique percée, habillée de cuir mauve, s’était spécialisée dans les montages d’assiettes sur toile. Ses oeuvres étaient emblématiquement des zooms de dîners vus de dessus. Dîner à trois assiettes d’omelette, et une assiette végétarienne, par exemple. La conversation d’un dîner en ville se trouvait esquissée sur des ballons-bulles porteurs de textes du genre :

-O Sally, you know, I men it, I meant it

face au ballon-bulle:

-Dead? As dead ? As for a funeral ?

Les oeuvres étaient joyeusement commentées par amis éternels et acheteurs potentiels, la canette de bière bue au goulot, avec comme seule alternative encore plus manhattanienne le verre de ice-tea de thé vert.

Donna avait horreur de cette façon très à la mode et très affectée de boire au goulot. Au moins la bière était fraîche. Il faisait chaud et humide dans les rues. C’éatit un jour d’été comme les autres, avec ses mises en scènes toujours étonnantes parce que c’était New York : New York !

Vladimir l’avait abordée sans parler, sans sourire, d’un air sérieux, visage fermé. Il était physiquement là, et très près, pas à la façon américaine qui laisse toujours une certaine distance entre les visages. Vladimir avait plutôt une tendance latine à s’approcher. Son haleine était parfaite. Vladimir aimait tout contrôler. Il regarda encore longuement Donna de ses yeux bleu ciel, avant de lancer un énigmatique :

-Alors ?

Cela fit sourire Donna : Par défi elle enclencha un long discours qui se déroula avec une logique et une pertinence irréprochable, dont elle s’étonna elle-même : elle n’avait pas perdu le fil, ne s’était pas laissée décontenancer par cette homme étrange.

Elle avait ébauché une théorie des jeux appliquée aux conversations des dîners en ville de la Côte Est, très traditionnelle et « vintage ».

Incroyable ce qu’en peu de mots Vladimir pouvait être insolent et désagréable à un point où on se résignait sans plus en souffrir, tellement c’était caricatural. Il avait attaqué, sans prendre le temps d’argumenter, tout ce qu’avait dit Donna. Donna surprise, se mit à analyser ce type au culot sans borne. Pourtant, sans se fatiguer, Vladimir avait atteint son objectif : se fixer de façon indélébile dans la mémoire de son interlocutrice. Elle n’arriva pas à dormir cette nuit-là. Le lendemain, elle rappela son amie artiste encuirassée de mauve, sous des prétextes enspiralés qui ne trompèrent personne. Donna appela donc Valdimir. Mais pourquoi ? Une revanche peut-être ? Ils se virent pour un thé à la menthe et une conversation plus aimable que la première. Vladimir expliqua ses allergies d’artiste. Il était acteur et ne jouait que dans des pièces complexes au public rare et intellectuel. Il haïssait la bonne société madisonienne de New York, ses conventions et ses rigidités. Vladimir n’était pas un être raisonnable. Il n’était raisonnable sous aucun rapport, n’entendrait jamais raison. Le sens commun n’avait aucune place en lui. Il était toujours sur le registre du tout ou rien : j’adore ou je rejette. Ils s’adorèrent une semaine, au cours de laquelle Donna pensait avoir trouvé l’amour unique et durable. Dès le début, elle avait su que la douleur et le déchirement seraient toujours à l’affût. Vladimir continuait à voir des amies pour des répétitions qui se prolongeaient tard. Il revenait irritable. Donna attribuait cette irritabilité à des insatisfactions d’acteur, toujours en quête de perfection du jeu et de reconnaissance du spectacle donné. Quant à elle, Donna cherchait à arrondir les angles, en laissant passer les orages tonitruants de son partenaire.

L’avant dernier soir de leur relation, Vladimir fut appelé pendant le dîner par une certaine Caroline. Vladimir avala en hâte une dernière bouchée et partit sans explication. Il revint le lendemain matin, juste au moment où Donna préparait le petit-déjeuner. Donna n’aimait pas du tout cela. Pourtant, même si elle s’était plainte un long moment, elle s’apprêtait à laisser passer encore. Elle avait pris le métro pour se rendre à son bureau. En milieu de matinée, Vladimir l’y appela. Il lui proposait une soirée « intéressante » qui ne fut pas du tout du goût de Donna :

-On se retrouve chez Francis qui a invité Caroline, Julien, Rose, et Yuko. On se fera des jeux nouveaux, en plusieurs échanges. Tu verras, c’est intéressant. Tu vas te découvrir telle que tu ne te connais pas. Ca te décoincera bien. Tu seras mieux après.

Mieux pour qui ? Pour lui ? Pour satisfaire les fantasmes pervers de Vladimir ? Des échanges avec qui ? de quoi ? Une orgie débridée de libertins blasés, des paumés décadents qui la dégoûtaient rien que d’y penser. Alors c’était ça ? Vladimir voulait se servir d’elle comme monnaie d’échange, pour acheter par le troc ses plaisirs à lui ? Cela devait lui chatouiller le bas-ventre de la savoir prise et tenue par d’autres mains, dans des scénarios dont il savait pertinemment qu’elle avait horreur. Au fond, oui, il voulait jouir de la voir exécuter à contre-coeur des prestations sexuelles. Vladimir sadique, critique, heureux de la mettre en situation de dégoût profond, de l’humilier, lui qui la voyait toujours comme une petite-bourgeoise coincée.

Donna souffla à fond, remplit lentement ses poumons d’air à nouveau, et se mit à enchaîner les décisions :

1) Pas question

2) Ca prouve qu’il m’utilise. Il se fout de moi

3) Stop

4) Ca fait mal , mais on arrête tout. TOUT DE SUITE

5) Lui dire tout de façon claire et ferme

6) Ne plus rien laisser passer : la rupture, c’est la rupture

7) Se venger. Il ne faut pas exagérer quand même !

Donna partit pour Chicago cet après-midi là.

07 décembre 2007

La part de l'oeil (11)

Chapitre 11
Regard sur la rue
Quelques mois plus tôt, à Londres. Rodrigo observe de sa fenêtre la rue, à 200 mètres. Il fait beau. Rodrigo est hébergé par des amis, qui lui ont laissé les clés de leur appartement avant de partir en voyage. Son point de vue est au 4e étage d’un bâtiment edouardien. La vue passe au-dessus des toîts d’un ensemble voisin de maisons à deux étages, des « mews ». Il aime s’absorber dans une composition urbaine à gémotrie marquée, avec des cheminées, des toîts en ardoise, des triangles variés, tout cela bordant l’édifice massif d’une église d’où vient une mélodie lente jouée à l’orgue.

Derrière l’entrelac géométrique, se trace une petite ligne de vie sociale, une rue commerçante. La rue se trouve derrière le no man’s land des polyhèdres et autres figures d’architecture.

Juste maintenant, une jeune femme passe dans la rue, l’animant davantage. Rodrigo la suit du regard. Il ne peut s’en détacher. C’est curieux comme le corps de la femme ondule joliment. Rodrigo est surpris. Il s’attendait à éprouver un attrait sexuel léger, une fascination abstraite et passagère, mais c’est tout autre chose qui retient son attention. Quoi donc ? Ce corps est plein de vie. La femme avance les seins gonflés comme des spinakers. Ses muscles contractent et font vibrer sa chair, élégamment. Elle marche avec simplicité, sans le dandinement si fréquent chez les femmes. Il y a dans les pas de cette femme la même joie que celle du rayon de soleil sur l’avenue.

Au pub du coin de la rue, deux boules de billard américain de couleurs vives, l’une orange, l’autre verte, viennent de se percuter. Nous voici juste après le rebond. Elles sont encore unies par des conditions de choc, mais déjà elles s’éloignent, sans intention, mais parce que chacune va son chemin. Pendant un intervalle ensoleillé, la jeune femme continue à marcher. Rodrigo la suit du regard.

Il s’est laissé aller à la joie du spectacle, en cette belle journée de juin. Pourtant qu’est-ce qui l’autorisait à devenir l’observateur indésirable d’une scène de rue londonienne, avec une jolie jeune femme heureuse du beau temps et qui ne se savait pas observée ? Du jeune homme insouciant, il était devenu le tireur embusqué qui guette sa future victime. Rodrigo se dit que tout cela n’était pas différent du voyeurisme. Il se promit de préférer une ppaorche plus directe et plus symétrique, celle du passant qui fixe son regard dans celui des belles inconnues.

Le temps de faire cette réflexion, il était déjà dans la rue et remontait Gloucester Road dans la direction de Kensington Gardens.

La part de l'oeil (10)

Chapitre 10
Lenteur étrange
Rigo eut un moment d’hésitation, face à son écran d’ordinateur. La transmission était saccadée. De temps en temps, les informations arrivaient rapidement, puis le canal se bloquait, pour retrouver un haut débit. Rodrigo n’était pas habitué à cette faible qualité. Le fournisseur de connexion Internet était fiable, le problème devait être ailleurs. Rodriogo essaya plusieurs messageries, avec les mêmes résultats décevants. Alors il eut une idée : ile demanda à Ramona, son amie du moment, de se connecter en observant les temps de réponse. Ramona vérifia ses deux comptes. Tout semblait normal pour elle. Rodrigo ne dit rien mais s’inquiéta davantage. Ils sortirent prendre des tapas avec les amis de Ramona. Le bar s’appelait « la abuela » un nom courant mais de bon augure. Le propriétaire venait du Pays Basque. Il racontait bien volontiers des anecdotes sur les tapas basques, et décrivait ensuite la plage de San Sebastian, « La Concha », et les rues serrées de cette ville emblême. Le climat marin y est tellement plus humain que les contrastes continentaux de températures de Madrid. Rodrigo l’écoutait plus attentivement que d’habitude. Il observait aussi, les sens en éveil maximal, qui était dans la salle. Il reconnaissait facilement les basques à leur accent et à leur physique, mais il y avait aussi un type terne, à l’air mi-triste, dont la disposition apparente d’esprit détonnait avec le climat joyeux et bon enfant du lieu. L’homme gris buvait du cidre. Il mangeait trop lentement, avec application, sans appétit, machinalement. Le type épiait, prêtait l’oreille aux conversations, Rodrigo en était tout à fait sûr.

Vers 1h du matin, Rodrigo et Ramona rentrèrent, après une sortie qui les avait fait passer par trois ou quatre bars de tapas, le dernier juste pour un café « cortado ». Ramona alla sous la douche, et Rodrigo se connecta. Il s’aperçut tout de suite d’une bizarrerie. Un des e-mails qu’il n’avait pourtant pas pu lire, vu son heure de réception, n’apparaissait pas en gras comme les nouveaux messages, mais en grisé comme les messages déjà lus. C’était vraiment inquiétant. Quelqu’un s’était nécessairement connecté sous son identité. Il changea de mot de passe et se déconnecta après avoir vidé sa boîte de réception.

Ramona mit un certain temps à lui faire oublier l’incident –qu’il avait gardé pour lui- mais finalement, elle y parvint fort bien. Leur nuit se continua chaudement, comme il se devait. Ils s’endormirent épuisés vers 3h du matin.

01 décembre 2007

La part de l'oeil (9)

Chapitre 9
Musique et doutes
Plus tard, lorsqu’ils se remémorèrent ces moments préciaux, ils laissèrent leur dialogue sur la musique prendre l’essor scientifique qu’il souhaitait. Il leur apparut clairement qu’une partie de leur fascination pour la musique symphonique romantique venait de son ampleur structurelle, avec plusieurs lignes mélodiques simultanées, bien plus complexe que tout calcul physique et mathématique.

Boris était à cette époque encore trop jeune pour avoir éprouvé l’angoisse des quarante ans, qu’on peut schématiser en déviant la formule de Dante :
-nel mezzo del camin di nostra vita, mi ritrovai per una selva oscura
Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai à traverser une forêt obscure.
Quand cela arriverait, Boris aurait recours au seul remède efficace pour lui : la musique romantique. Au moment où l’angoisse de n’avoir pas fait de sa vie ce qu’on aurait dû en faire, la première moitié déjà brûlée, et la deuxième démarrées sans un plan, et sans garantie d’un sens, au moment où une vraie dépression prend racine, alors Boris se mettra seul dans le noir, assis à même le sol face à ses haut-parleurs. Seuls Brahms, Mahler, Tchaïkovski pourront lui fournir un quelconque apaisement, par une capacité immense à emporter le torrent des soucis de Boris dans un flot plus grand encore. Une heure d’immersion, à chaque fois que la douleur s’annonce, lui permettra de revenir au monde avec un minimum d’énergie vital, ré-animé.

Les doutes de Valentina seront d’une tout autre nature. Brahms ou Tchaïkoski ne lui seront pas d’un grand secours. C’est la musique de tango qui la remettra sur les rails, avec une préférence particulière pour le désuet « Volver » de Carlos Gardel. Valentina se posera alors perpétuellement la question de la pérennité de l’amour ou de sa nécessaire fin, angoisse profonde s’il en est.

Au moment même où son bonheur atteignait un sommet, l’idée de la chute la traversait en fulgurance, comme un memento mori qui s’afficherait et s’effacerait, en clignotant.
Malgré elle, Valentina ne pourra s’empêcher d’utiliser sa position professionnelle d’observatrice pour aller fouiller plus que le minimum requis dans la vie privée des personnes surveillées par son équipe, toujours en quête ouverte de réponses.

La part de l'oeil (8)

Chapitre 8
Le voyage
Valentina, au terme d’un interminable voyage en train, débarqua à Moscou. Boris était venu l’y attendre, après une épopée trans-sibérienne. Le temps du retour de Boris à la civilisation passa très vite. Souvent il avait les yeux perdus dans le lointain, à chercher ses lignes de vie dans un espace lobatchevskien qu’il lui fallait pour qu’enfin se recnontrent des parallèles qui jusqu’alors étaient restées sans intersection, dans cet ancien monde euclidien où Valentina du côté tempéré de la brêche et lui du côté continental, avaient joué à échafauder des châteaux de cubes. L’espace venait avec bonheur de se courber, et cette courbure leur offrait un refuge idyllique en suspension, hors de tout effet Doppler d’aéronefs militaires. La paix était dans son coeur. Il se sentait fort et préparé. La ligne de vue de Boris devenait floue de temps à autre, lorsque la vapeur ondulante du samovar ambulant diffusait dans le compartiment, en étirant les formes de façon variable et aléatoire. La forme prise par les petites volutes joyeuses lui rappelait les simulations de estinées qu’on pratique dans les temples boudhistes, en tirant au sort des états, des événements indiqués sur un bout de bois placé dans un cylindre. En agitant le cylindre, on effectue une randomisation, et on extrait un état prédit. Une anticipation des grandes simulations de la physique d’aujourd’hui.

Valentina s’était assise au buffet de la gare. Un voile de vapeur s’échappait de sa théière. Il lui avait coûté de s’équiper pour le grand froid. Peut-être même était-elle allée trop loin voulant bien faire ? Sa chapka ne passait pas inaperçue, avec ses poils noirs synthétiques et duveteux.
La silhouette de Boris se figea un bref instant à l’entrée du buffet. Il parcourut du regard toute la salle. Son regard revint immédiatement en arrière dès qu’il vit Valentina. Son visage s’anima. Il avança tout à sa joie, tandis que Valentina n’arrivait même pas à se lever, d’émotion.
L’un des deux -impossible plus tard de se rappeler qui- avait dit simplement « tout ce temps » et ce signal les aligna instantanément dans la même cavité vitale d’espace. Il vécurent à la même horloge, désormais biologiquement synchrones, le temps de ce long week-end moscovite.

Pour rendre cette histoire plus commerciale, on s’attendrait ici à une description détaillée des premiers rapports sexuels de nos personnages. Selon le type de l’éditeur du présent ouvrage, cela se déroulerait en lumière crue, froide sur la chair livrée, ou en lumière douce et sucrée, caressant le soyeux des peaux offertes. Il serait facile de jouer sur le contraste entre le grand froid de l’hiver russe et la chaleur des transports érotiques d’une Valentina maintenant libérée, qui ôta une à une les multiples couches de vêtement dont elle s’était parée. Vint d’abord un lourd manteau brun qui lui descendait à mi-botte, puis un manteau ajusté de cuir noir, finement ouvragé, à l’espagnole, avec des arabesques, soulignat élégamment la poitrine et les hanches de la jeune femme. Boris ne quittait pas un instant des yeux les formes avantageuses de la belle Italienne. Valentina voyait le désir grandir à la brillance des yeux de celui qui serait bientôt son amant. Elle l’avait tant voulu et si longtemps. Au cours de cette longue attente, la charge érotique était arrivée à un potentiel inouï, et ne demandait plus qu’à se décharger à la moindre occasion. Ils ne se touchèrent d’abord pas, laissant les yeux faire le travail du déshabillage mental, pour être à l’autre totalement dans l’accomplissement d’un rite amoureux. Lorsque Valentina sentit le moment venu, elle rentra légèrement les épaules et fit glisser le long de son corps le long manteau de cuir ciselé qui fouetta le parquet dans sa chute. Boris tressaillit, et, du manteau tombé, ses yeux revinrent sur le corps plus visible encore de celle qui voulait se donner à lui sous cette forme, après avoir été intellectuellement sienne le temps d’un article scientifique symbiotique. Ce n’était plus une chercheuse en jeans, affectant le mépris pour toute élégance bourgeoise, mais une femme en chasse, Diane au bois, prête à bondir. Valentina portait une robe blanche en gros tricot, très près du corps. Ce vêtement ne laissait absolument aucune ambiguïté sur son corps vertigineux. Valentina avait choisi cet homme pour s’accoupler, et elle le lui faisait comprendre. L’élu affine répondait à l’invitation de sa compagne si séduisante, et se trouvait maintenant en costume noir, chemise ouverte. Lui aussi s’était habillé pour plaire, sortant des conventions vestimentaires de chercheurs. Valentina se fixa sur les yeux de Boris, qui lui rappelaient un ciel marin de la Baltique. Son regard explora l’homme, s’attardant sur son cou. La pomme d’adam, légèrement marquée, oscillait, révélant une impatience frémissante. La jeune femme évalua pour la première fois la largeur des épaules de son amant. Elle sut quelle force s’en dégagerait, le moment d’après. Sa chair gonflait en s’humectant. Ce corps viril bientôt serait sur elle, les cuisses pousseraient, les bras l’enserreraient doucement. Elle serait dessus, glissant sur la luge du plaisir, toujours plus vite, par action de gravité, avec un rythme d’abord solennel, puis efficace, puis déchaîné, sans frein, jusqu’à l’apothéose. Elle était prête, lui aussi. La robe de tricot collait et l’hommedut l’aider à la déboutonner. La robe tombée, sans bruit cette fois, le sol était jonché d’habits, dans un charmant désordre de boudoir baroque. Boris pensa à la plus érotique de toutes les souveraines russes, la Grande Catherine. En un tel soir, l’impératrice aurait choisi pour son lit un officier de haute taille, en unifrome blanc, jeune encore de visage, mais rôdé par la guerre et les campagnes, aux plaisir de la chair pris à bras le corps quand on peut, parce qu’à chaque instant tout peut s’arrêter, boulet, shrapnel, lance qui vous perfore le thorax. Alors, l’officier, dans les bordels des garnisons successives, se donne sans réserve,a vec son énergie de combattant. Tout cela n’aurait été qu’une préparation légère face à l’énorme défi de satisfaire l’impératrice-déesse-nocturne. L’homme s’y emploierait, poussant son membre entre les cuisses impériales, et l’impératrice gémirait, ordonnant la charge sublime, jusqu’à l’orgasme cathédral, monumental de l’Allemande qui dirigeait la Russie.
Boris, séduit par l’analogie excitante des amours impériales, couronnait volontiers Valentina, maintenant sans vêtement autre qu’un gainage ajouré de sous-vêtements de soie noire.

Les paragraphes précédents ont peu de mérite et une seule fonction : fournir un divertissement d’interlude en marge du récit tel que nous l’avons prévu. Ces lignes uaraient été partie intégrante du récit si nous avions souhaité le publier en feuilleton dans un magazine d’histoires sentimentales. Revenons au récit.

Ils écoutèrent beaucoup de Tchaïkovski. Leur morceau préféré était sans conteste le 1er concerto de piano. Ils ne s’en séparaient plus. Valentina sentait cette musique lui caresser le corps au rythme des doigts précis et tendres de son amant. Boris n’oublierait jamais l’extase de leur première écoute commune, enlacés, nus, sous d’épais édredons : ils avaient tourné la tête légèrement l’un vers l’autre pour vérifier leur parfait accord. Le cou de Valentina frémissait légèrement, elle s’enroulait voluptueusement dans les bras de Boris. Lorsque le piano partait sur des variations périphériques au thème, Boris décorait aussi l’instant de baisers miniatures qu’il faisait courir sur les seins de Valentina, avec en écho des petits rires chatouilleux.

La part de l'oeil (7)

Chapitre 7
Le rêve de Valentina

On voyait bien que cette femme-là, qui écrivait une lettre, irait au bout du monde pour son amant lointain, qu'elle abandonnerait son statut de rentière, prendrait aussi bien celui de lavandière. S'il le fallait, elle laverait de ses mains les draps des autres, les frappant sur le bord du lavoir. Elle effacerait au savon et à la pierre-ponce les secrets de l'alcôve, pour qu'on n'en parle pas. Les heures d'amour resteraient aux seuls amants, sans témoin, sans vestige. Effacées aussi les taches des jeux d'enfants sur les chemises et tabliers. Gommées les maladresses du vielillard et les gaucheries de table de l'ancienne beauté de village, toujours commémorée par une photo jaunie. En lui rendant des vêtements propres, qui sentiraient la lavande, c'était un peu de son ancienne gloire qui lui serait rendue. Celle qui faillit être femme fatale avait accepté son destin, avec dignité. Son visage craquelé par les sécheresses successives, maladies, douleurs, chagrins, restait superbe comme une figure de proue. Ce navire dont elle serait la proue devrait s'appeler quelque chose comme La Marie-Chantante, car la vieille dame gardait une très belle voix de soprano. Autrefois cette voix douce et rieuse avait séduit des hommes, les rendant fous d'amour, et cela continuait car kla trace de sa beauté restait fraîche au couer des soupirants vieillis. Paradoxe de lâge, quand l'un mourait les autres se lamentaient, et tout aussitôt se consolaient en se disant que cela ferait toujours un prétendant de moins. Le cercle des admirateurs se resserrait autour de la belle Lola. Ses anniversaires étaient très fêtés. C'était pour elle l'occasion d'une petite larme à se voir plus vieille en son miroir, mais bien vite la joie revenait de se savoir aimé par la multitude des admirateurs au regard magnétisé.
Mais revenons à la femme qui guide la série télévisée : Emilie-Victoire.
Il y a des femmes-oiseaux, des femmes ailées qui déploient leurs ailes et s'envolent en spirale, faisant tourner la tête des hommes, et parmi celles-ci un sous-ensemble rare, dont les membres ont le courage de s'arracher une plume et de la tremper dans la plus noire des encres pour tracer sur du papier le cours sinueux d'un récit.
Emilie-Victoire était de cette confrérie secrète. La magie du petit écran opéra de façon raccordée à la perfection, mais pourtant une incroyable transformation s'était produite. La lettre tant amplifiée par la force rémanente d'un amour perdu était devenue livre, question de taille, de volume. Emilie-Victoire au lieu de se consacrer au lavage, d'y laisser sa santé, en attrapant de l'asthme aigu après une pneumonie hivernale développée dans l'humidité glaçante du lavoir municipal, Emilie-Victoire avait ciselé l'amour, son amour, dans chacune des pages de l'opus, qui pouvait maintenant se refermer.
Valentina s'en voulut d'avoir accordé son attention à cette histoire larmoyante si pleine de clichés. Clic. Pourtant, elle n'arrivait pas à s'en détchaer et la suivit jusqu'à la fin. Cette nuit-là, Valentina fit un rêve. Elle était debout, dans la position du gondolier. Elle poussait sur sa perche pour faire avancer une barge. Cela lui venait sans effort. Etrange se dit-elle, est-ce que je rêve ? Les forces en jeu sont tellement atténuées, les lois de la physiques viennent-elles brusquement de changer?
Elle vit au loin une île dans la lumière dorée du couchant. Elle pensa être entrée dans le monde de Claude Gellée dit Le Lorrain.
Mais que pouvait bien être cette île ? Elle eut une intuition : ça pouvait être Cythère. Un homme de dos regardait l'horizon. Il était très loin, mais grâce à la lumière qui l'éclairait en incidence rasante, on le voyait très bien. Sur quel cône d'espace projectif aux champs puissants était-elle maintenant ? L'homme multi-échelle zoomable d'un regard, avait levé progressivement sa jolie tête. Le soleil se cachait, la lune apparaissait. C'était une pleine lune rousse, comme les aiment Odin, présage de grands changements.

Le lendemain, Valentina mit du temps à se réveiller, puis à se rendre compte qu'elle avait rêvé. Elle s'employa un long moment à recoller les séquences de rêve, qui se remirent en place au son de la machine à café. Elle n'eut pas besoin de chercher l'interprétation du rêve, qui vint de soi : la vie de Valentina passait par Boris. Elle n'en savait pas le but ultime, mais elle sentait une attraction gravitationnelle intense. Inutile de lutter, de refouler cette attraction. Elle appela le bureau de Boris où il n'était pas. Ca ne l'embarrassait même pas d'y faire une intrusion téléphonique, mobilisant des secrétaires peu coopératives, hostiles même. Les femmes sentent tout de suite qui est leur rivale. Pourtant le message, retardé à dessein, arriva quand même à Boris. Il rappela le soir-même.

Ce que fut cette conversation, quelles ondes telluriques l'agitèrent, quelles vibrations harmoniques s'y auto-orchestrèrent, rien de cela ne sera décrit ici. Dommage! ;)

25 novembre 2007

La part de l'oeil (6)

Chapitre 6
Boris

Valentina s'installe, les yeux perdus dans le feuillage oscillant des arbres de l'avenue. L'aperçu indiscret de la vie des autres qu'elle vient d'entrevoir la prend à contrepied. Elle se trouve plongée dans son propre passé, aux couleurs complexes contrastant avec le noir profond des salles de cinéma. Les images le plus vives sont celles des 20 ans, cet âge de liberté, en sortie de l'enfance, avant l'entrée dans l'âge adulte si encombré d'enchevêtrements sociaux. C'était à Turin, une ville centrale dans l'imaginaire historique italien, capitale du Royaume de Piémont Sardaigne autour duquel l'iunité italienne (Risorgimento) s'est faite. Il fait bon se promener l'hiver à Turin, ville des Alpes, sous ses arcades baroques. On y a moins froid. L'été aussi l'ombre y reste préservée même au plus fort de midi.
A cette époque là, Valentina orientait ses rêveries à partir d'oeuvres fortes qui l'accompagnaient encore aujourd'hui. Vita Nova de Dante et sa géométrice platonicienne de l'amour, vécu comme un champ magnétique, troublèrent les sens de Valentina. Elle aurait voulu dilater le cercle enchanté de l'amour, en faire un cerceau, un lasso, pour entourer amicalement l'élu attendu. C'était le côté théorique de Valentina adolescente, dans lequel elle resta enlisé encore quelques années avant de rompre l'enchantement paralysant de sa naïveté. Alors, le Bâteau Ivre de Rimbaud glissa librement « abandonné par ses hâleurs ». Valentina découvrit l'autre face du monde, fut vite adepte du labour nocturne. Cent fois, à cette fête civile elle fut couronnée.
Valentina explorait l'autre, le règne masculin. Elle apprenait à se connaître mieux, par itérations successives. Alors qu'elle cherchait sa voie scientifique, à l'orée de nouvelles applications mathématiques, elle rencontra un jeune physicien russe. C'était au cours d'un séminaire d'une semaine organisé à Marseille sur le campus de Luminy. Le thème était ouvert, quelque chose comme les enjeux mathématiques de la physique contemporaine. Après des décennies de glorification du calcul, des simulations de grande taille, le temps était venu de repenser la nature des modèles.
Le physicien russe Boris Polikarpov s'était spécialisé dans l'exploration du temps. Valentina était entrée dans ce jeu qui consistait dans l'inventaire des diverses notions de temps, incarnées dans des êtres mathématiques variés, suivi du passage à ce crible-là des phénomènes les plus emblématiques de la physique. Pour introduire sa théorie, Boris l'avait simplifiée. Il la raffinerait ensuite. S'y trouvaient distingués les instants d'observation, les instants d'activité, les instant inobservables, les instants d'invariance ou de permanence.
Le temps ou plutôt l'échelle de temps poivait être continue, discrète, mixte, déterministe, aléatoire, éclatée en échelles parallèles. Les situations choisies de physique où s'appliquaient les modèles de Boris comprenaient:
-le problème gravitationnel à n corps
-l'électromagnétisme de Maxwell
-la mécanique quantique de Schrödinger
-l'effet Doppler.
Sur chacun de ces cas, Boris ouvrait une parenthèse sur les conséquences philosophiques des hypothèses faites. Il se plaisait à développer une théorie des jeux à dimensions cachées. Les objets pouvaient magiquement disparaître et réapparaître de la fenêtre d'observation, en supposant l'immersion du dispositif dans un espace non observable.
Valentina apprécia ce concept de cache-cache phénoménologique.
Le séminaire était réellement ouvert, et chacun pouvait s'exprimer. Valentina passa au tableau détailler un modèle et ses propriétés, en déployant les équations les plus intéressantes.
A la cantine universitaire, où la qualité faible des plats ne vous distrait pas d'une conversation aux frontières de la science, Boris et Valentina se trouvèrent toujours à la même table. Après le repas, au coin bar, Boris se trouvait toujours au comptoir, le mieux placé pour tendre son café à Valentina. Ils ne faisaient aucun commentaire sur les aliments, mais pour le café, ils s'accordaient totalement pour s'en plaindre en faisant la grimace: Valentina, parce que l'expresso était râpeux, Boris parce que la théière en métal était si mal conçue que le thé s'échappait toujours sur le côté quand on le versait. Cet amusement très simple et répétitif leur faisait une récréation enfantine entre deux moments de jeux intellectuels intenses.
Même un professeur grincheux se serait aperçu de l'évidente entente entre ces deux-là.
Pourtant, au moment où peut-être il aurait dû aller plus loin -dans le souvenir de Valentina- Boris était resté sur une certaine réserve respectueuse. Bien sûr, on pouvait comprendre: -"Deux esprits supérieurs sont au-delà des affaires de bas étage, des coucheries de laboratoire bonnes pour ceux qui n'ont rien à apporter aux sciences que leur corps."
Une autre interprétation autorisée par les gestes de Boris était: -"Ce que d'autres feraient ici, nous ne le ferons pas. Ce serait dévaloriser l'instant. Nous ne sommes pas les autres. Ne laissons pas le fil mathématique s'effilocher, poursuivons cette conversation jusqu'à son terme."
Valentina, sur l'instant, n'était pas loin de ces positions. Elle était heureuse de ce Carpe Diem mathématique.
Quand un laboratoire a un invité de marque, reconnu dans cet univers parallèle des sciences, on ne le lâche pas, on l'interroge, on s'en fait un ami, on le fait parler de ses théories, de ses résultats, de sa perception des grands problèmes. Alors, tout le reste s'arrête, les besoins élémentaires humains sont suspendus. La faim n'a plus de prise. Les interlocuteurs deviennent purs esprits.
Boris et Valentina se construisirent une nuit de Rilke, sur des conversations argentées, qui les amenèrent à un petit matin sans amertume.

Pourtant, à la fin du séminaire, la séparation du groupe de chercheurs fut dure. Ils avaient encore tant à faire ensemble. Chacun sentit l'angoisse de se retrouver seul sur terre, au départ de ses frères siamois vers d'autres galaxies.

Boris et Valentina n'eurent pas le temps de penser à la possibilité de s'aimer. Le séminaire s'acheva. Cette durée, ils l'avaient emplie de mathématiques, ce qu'ils avaient de plus précieux. Quel rite d'approche primitif, complexe et maladivement peu habile. Ces princes de l'esprit avaient perdu une occasion précieuse, l'occasion d'une vie peut-être.
Valentina fut bien souvent visitée par le souvenir de ce séminaire. Derrière les raisonnements scientifiques, elle voyait en regard les équations et les gestes de Boris. Le souvenir avait décanté, produisant une manga dont le héros était Boris et les bulles les équations discutées, les formules mathématiques.
Ces formules au sens identique pour Valentina et Boris, c'était leur lingua franca, leur langue maternelle. Avec le passage du temps, les attitudes de Boris s'étaient décodées. Elles étaient apparues à Valentina avec plus d'acuité qu'en direct.
L'aveu manqué était-il imputable, au fond, à une énorme timidité, à une infirmité humaine de grand esprit?
Alors vint un e-mail inattendu. C'était un courrier de Boris avec en pièce-jointe un article très élaboré portant les deux noms de Valentina et Boris. Il avait fait tout le travail. La séquence de formules était là dans son intégralité. Les explications brillaient de clarté et concision. Valentina n'en croyait pas ses yeux. Oui, dit comme ça, c'était impressionnant, de la belle science, et elle avait eu sa part dans cette exploration. Ils avaient fait ce chemin ensemble, pour un résultat appréciable. C'était autre chose de se souvenir de l'acte scientifique, et de le voir exposé de façon externe, rigoureuse, mesurable. Elle fut enthousiasmée, et aussi infiniment reconnaissante du beau geste: Boris avait écrit seul, mails ils cosigneraient la publication.
Valentina en vint presque à regretter que l'article ne fût plus à écrire, qu'il fût déjà fini. Dossier refermé.
Elle l'aurait bien rouvert ce dossier mais comment?
Valentina déjeunait seule ce midi, dans un tout petit restaurant chinois. Un écran de télévision était accroché au mur. On y voyait un fond visuel et sonore qui la laissait habituellement indifférente. Portant, par désoeuvrement, en attendant son plat, elle se mit à regarder. L'héroïne écrivait une longue lettre, décrivant les étapes marquantes d'un amour ancien, montrés sur fond vaporeux, avec des couleurs pastels. Valentina se demanda si le souvenir affadissait les couleurs de cette façon, ou, quand c'était vraiment des instants lumineux, en renforçait les contrastes et la saturation.
Valentina eut peur de perdre le souvenir intense de ce qui lui était arrivé de mieux depuis l'enfance. Comment préserver l'écho de ce moment riche de tous ses harmoniques, sans altération? Une seule solution: l'encapsuler dans des mots.
L'attention de Valentina repartit vers le téléfilm. L'héroïne écrivait au ralenti, avec paragraphe par paragraphe une visualisation de la scène évoquée. A chaque feuillet rempli,la caméra s'arrêtait sur le visage de la jeune femme, à lire comme un paysage humain. On y cartographiait l'amour qui ronge, qui consume des vies, la passion-souffrance. L'éclat des yeux disait la force intérieure qu'un sentiment vous donne.

La part de l'oeil (5)

Chapître 5

Olga Martorell

Valentina saute du coq à ... la louve. Qui est Olga Martorell ?
Le grand-père d'Olga, Xavier « Leon » Martorell était trotskyste. Il avait adhéré au mouvement catalan d'extrême gauche POUM pendant la Guerre Civile d'Espagne. Leon avait participé à la défense de la Catalogne contre l'invasion franquiste. Il maniait mieux le porte-voix que le fusil, mais à force on apprend. L'homme est pris par l'Histoire. Son histoire individuelle n'est qu'un brin de spaghetti qui se tord dans une marmite géante. On vous y ébouillante, puis quand enfin on vous a égoutté, on vous noie sous une rouge sauce bolognaise de chair broyée et de sang.

Dans la Catalogne républicaine, les débats idéologiques s'étaient figés, les haut-parleurs s'étaient tus. On attendait le combat. Il fallait tuer sans parler, à bout portant. C'est eux ou nous. Tragiquement, ce fut eux... Ils avaient gagné pour 40 ans

De tout cela une mémoire, le prénom russe d'Olga, signature d'une famille de gauche. Olga avait entendu l'histoire légendaire de la Révolution russe, les destins héroïsés de Lénine, Trotsky, Staline. L'assassinat de Trotsky en terre hispanophone annonçait la guérilla marxiste comme l'arrivée de Cortes-Quetzacoatl avait annoncé la Conquista. Olga s'orientait aux panneaux indicateurs de l'histoire qu'on lui avait donné. Elle était passionnée de politique et de réthorique dialectique. Elle isolait dans le monde les phénomènes antagoniques, en décrivait le processus, et la synthèse. Elle ne pouvait jamais se satisfaire de compromis pratiques sans fondement théorique, où les réalisations élémentaires de l'actualité étaient montrées articulées au sein d'un plan d'ensemble. Olga ne parvenait pas à adhérer à un présent riche parce que réel, mais qu'elle voyait comme trop étroit : un « ici et maintenant » avec « le reste on oublie ». Cela lui était maladivement impossible. Elle se sentait toujours en situation de responsabilité historique, à pousser les wagonet d'un train marxiste de l'histoire. Elle voyait une prééminence du sens, là où d'autres s'arrêtaient horrifiés du coût humain du projet. Olga rêvait la construction imbriquée d'une pensée révolutionnaire et d'une action à l'exécution sauvage.
Tout cela c'était Olga adolescente.
Puis, elle rencontra Rodrigo. Ce fut difficile au début, puis chacun s'adaptant à l'autre, ils vécurent une période de bonheur intense, jusqu'à ce qu'une rupture inattendue les foudroyât en plein vol.

Qu'est-il advenu d'Olga Martorell ensuite ? Aussi, sur auoi leur relation était-elle fondée ?

Valentina reçoit un appel téléphonique qui interrompt cette réflexion. Le coup de fil terminé, Valentina s'échappe du laboratoire pour une pause-déjeuner. Il fait beau, on peut manger en terrasse. En voici une qui la tente : une brasserie donnant sur une avenue bordée d'arbres, non loin du Trocadéro, à Paris.

22 octobre 2007

La part de l'oeil (4)

Chapître 4

...L'esprit le transforme

Rien n’est dans le centre de calcul qui n’ait d’abord été dans les capteurs et les caméras. Voici l’immense cerveau d’analyse et de traitement, massif comme un accélérateur de particules, à la différence près que la particule suivie n’est ni un lepton ni un quark, mais un certain Rodrigo.

Valentina parcourt maintenant le profil de Rodrigo. Il s’agit d’une bible, somme de toutes les informations collectées, traitées et structurées dans le système expérimenté. Valentina se représente ce jeune homme plein d’entrain, réel, occupé à vivre pleinement. C’est loin d’être un pantin, une simple cible de ball-trap. Il y a des laboratoires où le cobaye est sacrifié pour le succès de l’expérience, mais pas ici. Ni Pinocchio, ni cobaye sacrifié, normalement non. Pourtant n’y a-t-il absolument aucun risque à cette aventure technico-scientifique ? Valentina n’est est pas si sûre. Son esprit habitué aux défis de la logique opérationnelle se met en mode exploration. Elle feuillete mentalement un catalogue de scénarios équitablement répartis dans l’espace des possibles. Valentina sait encadrer le risque : elle évalue les probabilité, la vraisemblance des états possibles du système, les transitions sur les branches d’un graphe des transitions entre états. Au moment où tout l’appareil de raisonnement est en place dans son esprit, elle décide de remettre l’exécution de ce grand calcul à plus tard, pour s’immerger dans une narration réaliste : la fiche biographique de Rodrigo.

Valentina ne lit pas façon plate et linéaire. Elle structure, analyse, intègre. Du parcours bouillonnant éclosent des bulles. Est-ce une ébullition savonneuse, éphémère et poisseuse ? Eh bien non, plutôt les bulles d’une bande dessinée en ligne claire, au style Hergé néo-cartésien :
-Jeune-homme vif. Au ping-pong, il n’hésite pas, on le voit toujours sur la balle. Il a été classé.
-Sentimentalement : indécis ou malchanceux ?
Une blessure ouverte, sa rupture d’avec Olga Martorell. Ca s’est mal passé. Depuis, Rodrigo cherche l’ombre et la lumière d’Olga dans la nuit de Madrid. Le dossier contient des photos : les amies successives de Rodrigo, une dizaine en 5 ans. Chacune a quelque chose d’Olga Martorell, mais aussi d’évidentes différences, un côté modèle réduit par rapport à l’original. On diarait des versions réduites et partielles d’une personnalité plus riche, après projection de son espace à N dimensions sur des hyperplans de dimension N-1. Des femmes traces, des femmes empreintes, des signes au bord d’une route... mais pas la route elle-même. Chacune a aimé Rodrigo à sa façon, et Rodrigo n’en oubliera aucune. Rodrigo, attentionné, en écoute, dédie un journal de bord à chacune de ces femmes. Il les fait passer devant, avec une galanterie sincère. Il n’a pas de journal à lui, mais cette collection de leurs journaux « à elles ». Cela signifie aussi que ces journaux parallèles ne sont jamais clos. Selon la force de la réminiscence, la description de l’ex-compagne, l’univers qui se développe autour d’elle, continuera à croître, des lignes de champ s’ajouteront. C’est un ensemble non séquentiel, des vies parallèles, suivies avec respect et intensité. On est loin du catalogue de Dom Juan, il n’y a chez Rodrigo rien du tableau de chasse. Pour chacune Rodrigo a gardé un affect fort, les sentiments ne disparaissent pas à la rupture.
Valentina s’en étonne. Comment cela est-il possible ? Une version cumulative de l’amour, ou les amours s’ajoutent comme des vagues successives, comme des harmoniques d’un même son fondamental (au diapason d’Olga ?).

Rodrigo pense et écrit au fil de ses journaux parallèles que la rupture c’est comme un accident routier. La vie en est changée. Cependant le corps garde la mémoire de l’avant-blessure. Un amputé garde les senssation d’un membre disparu. L’image intérieure est vivante, avec une vie autonome, pas nécessairement totale, mais historique et réelle, comme un rêve interprétable.

Valentina est perplexe. Est-ce que ce jeune-homme est un grand sentimental de roman-photo, lissé et recoloré ? Valentina sourit. Elle s’est piégée. Voici la femme d’action réfléchie qui s’est prise à un jeu interdit, celui de la proximité avec les sujets observés. Il faudra qu’elle analyse ce phénomène, en marge de la grande expérience en cours. C’est une retombée annexe. Pour l’instant elle sait qu’il y a danger à trop s’y attarder. Il faudra s’habituer, prendre du recul, relativiser le lien. La relation toute virtuelle se normalisera. Il ne faut pas perdre le fil, la finalité : il s’agit d’un suivi de cible vectorielle. Le pilote qui se poserait la question de qui pilote l’avion qu’il cherche à intercepter, s’il se posait vraiment cette question, ne lancreait jamais son missile. Il y a des fois ou il vaut mieux ne pas entrer dans la nature des choses, on s’y perd corps et âme.

Est-ce là le problème de suympathie/empathie rencontré par les travailleurs sociaux, les enseignants, les prêtres, les psychanalystes ? Sentir, écouter, mais garder une distance. La grille du confessionnal laisse passer la voix mais rien d’autre.

14 octobre 2007

La part de l'oeil (3)

Chapître 3

CE QUE L’OEIL VOIT

La part de l’oeil, ce n’est pas seulement dans le regard, c’est aussi l’image formée dans la camera obscura cryptique...

Valentina Cicconi se trouve à Paris, dans un ancien centre de commutation téléphonique, transformé en centre de calcul et salle de commande, avec une grande hauteur sous plafond. Les murs sont couverts d’écrans géants, on peut parler de murs d’images. C’est le groupe « opérations ». Dans une autre salle travaillent les chercheurs. L’étalonnage du centre des opérations est en cours. Il s’agit de calibrer le travail, de dimensionner le système. Cette phase expérimentale s’appuie sur le suivi de deux porteurs « sains » et d’un porteur « infecté ». En d’autres termes, il s’agit de suivre en évitant de les perdre de vue deux personnes hors cible et une personnes dans la cible. Ils ont été choisis par une sélection aléatoire.

Voici le premier des porteurs « sains », Rodrigo Lopez-Berenjeno. Il habite Madrid. Il se déplace volontiers en scooter. C’est sans doute pour la sensation de liberté qu’on a en plein vent. On se faufile, on passe devant, on s’insère entre deux véhicules, on réussit à enchaîner son déplacement sans trop de saccade. Rodrigo aime parcourir la ville. En quoi consistera l’étalonnage du cas Rodrigo ?
Tout d’abord rappeleons qu’il n’y a pas de cas Rodrigo. Rodrigo est un citoyen absolument normal et sur lequel ne pèse aucun soupçon.
L’équipe de suivi devra pister Rodrigo depuis la salle de commande sur des parcours rapides et changeant. Pas facile.
Le suivi commence. On voit Rodrigo à Puerta del Sol, vers Atocha, puis Cibeles, et Parque del Oeste. A la Puerta del Sol, une des 50 caméras stationnaires de la place l’a suivi, passant la main à une caméra qui balaye l’avenue. On le perd quelques secondes derrière un camion, puis il réapparaît près de la gare d’Atocha.

Valentina vérifie personnelement le bon déroulement du test, le passage de relais entre caméras, le suivi continu du parcours de Rodrigo. Le relèvement et le recollement des images s’effectue bien, avec peu d’interoplations. Cela lui rappele ses études avancées de mathématiques , en topologie algébrique et géométrique à l’Université de Pise. Cete fameuse notion de revêtement, définie comme fibration dont la fibre est triviale, quelles pouvaient en être les applications calculables ? Les professeurs n’avaient pas été très éloquents sur le sujet. Elle en sourit aujourd’hui. Son heure à elle est venue : la voici à même de mettre en oeuvre en temps réel les plus solides concepts mathématiques. La géométrie projective, après des années de désuétude, reprend le devant de la scène. Ce qu l’oeil voit... La part de l’oeil ?

Ce que l’oeil voit, l’esprit le transforme et l’interprète. Le centre informatique est un gigantesque perceptron, qui voit de mille yeux, recolle, interprète, modélise simplement. Le laboratoire de Valentina devrait s’appeler « groupe Leibnitz ». Il met en oeuvre la thèse du mathématicien philosophe « nihil est in intellectu nisi primum in sensibus ». Rien n’est dans l’esprit qui n’ait d’abord été dans les sens.

La part de l'oeil (2)

Chapître 2
REFECTOIRE DE L’ABBAYE, COL DU MONT SAVIN

Charcuterie, fromage, pâtes et pains circulèrent sur des plâteaux rustiques. Le dîner de montagne fut un moment d’échanges informels entre les experts internationaux réunis par Kobol. On pouvait presque se croire à un congrès scientifique, où les détails d’une recherche intense sont disséqués, analysés, comparés. Valentina prit la parole pour proposer une pondération des budgets devant selon elle faire une part aux diverses ressources de saisie d’image :
-caméras d’observation sur la voie publique, avec une généralisation de l’approche brittanique. Il est essentiel d’observer des lieux fixes, noeuds d’un réseau de passage et circulation, en permanence. La grille d’observation est fixe, les objets observés se déplacent. Ces objets en mouvement, qu’on peut appeler flotte, circulent entre les caméras de la grille, et sont souvent hors champ. D’où la nécessité de compléter cette méthode par celle qui suit.
-caméras embarquées des téléphones mobiles privés, utilisées à l’insu des utslisateurs, et déclenchées par un code dit gouvernmental. Cette approche a l’avantage d’être fluide et répartie. Par contre, les éléments de cette flotte observatrice se déplacent et sont pourvus d’informations de localisation. Il s’agit évidemment d’une intrusion secrète dans la vie privée des citoyens, à manier avec précaution. Dans ce cadre des caméras embarquées, plusieurs applications sont envisagées :
-backdoor à chaque activité du téléphone (appel, photo, autre) avec transmission vers un centre de surveillance de l’image, de l’identité unique du téléphone (IMEI), et des références de sa carte SIM, vace sa localisation à l’instant d’observation.
-pour certains sujets sélectionnés, les « porteurs » (« sains » totalement naïfs et innocents de toute suspicion, ou « infectés » c’est-à-dire partiellement suspectés) observation permanentes via les caméras du téléphone :
-côté visiophone, pour voir l’utilisateur et son arrière-plan
-côté photo, pour voir ce qu’il voit.
Le problème technique est le maillage complet des images et l’exploitation en temps réel du corpus massif ainsi constitué. Pour cela, une carte de référence formée de l’image satellite multi-échelles sera utilisée.

La part de l'oeil (1)

Chapître 1
EN MONTAGNE

Col du Mont Savin, une heure avant le coucher du soleil

Une femme sportive, assez belles, avec les jambes élégantes d’une grande marcheuse, revient d’une randonnée au sommet du Mont Savin. Elle porte un sac à dos léger et marche à grands pas jusqu’à l’entrée du monsatère du col du Mont Savin. Elle pose son sac au fond d’un casier et rejoint le réfectoire. Elle s’assied en saluant d’un signe de la tête les autres convives, qui sont assis sur deux longs bancs.

Un homme nommé Kobol se lève. Il parle du pupitre comme un abbé médiéval. Il explique l’objet de la réunion :
-Chers collègues, merci d’être venus. Vous représentez vos administrations nationales, mais en plus, pour la plupart d’entre nous, nous avons déjà travaillé ensemble. Le projet qui nous intéresse aujourd’hui est différent de ceux que nous avons menés à bien jusqu’ici. Nous n’agirons plus en tant que fonctionnaires nationaux de nos agences mais pour le projet nous serons dtéachés 3 ans dans une structure unique, avec un commandement unique qu’on m’a confié. La structure a un nom : Globoscope, et un statut juridique : c’est une société de droit néerlandais dont le siège est à Venlo. Notre mission est définie par nos employeurs, qui sont les actionnaires de Globoscope, mais ils nous laissent une autonomie complète pour l’exécution du projet.
Rappelons le contexte :
-le terrorisme a frappé New York, Madrid, Londres, et ça n’est pas fini.
-les guerres d’Afghanistan et d’Irak s’enlisent.
-l’approvisionnement énergétique de l’Europe hors nucléaire subit actuellement une crise sans précédent. La tension monte entre le plus grand fournisseur européen : la Russie, et ses anciens satellites comme l’Ukraine. Ces états se voient sporadiquement privés d’approvisionnement au profit des clients plus solvables d’Europe occidentale.

Il a donc été décidé par nos chefs d’Etat de renforcer lma surveillance intérieure et extérieure des communications et des échanges d’information. Globoscope est un habillage en entreprise du projet, avec l’organigramme suivant :
-moi-même, président
-Valentina Cicconi
[Il se tourne vers la jeune randonneuse]
Que vous connaissez pour sses avancées en matière de réseaux ad-hoc d’images. Elle sera la directrice de la ligne de produits image.
-Norbert Paloux, connu pour les méthodes formelles et la programmation sous contrainte en sémantique multi-points de vue, sera notre directeur de l’extraction sémantique.
-Björn Berrjang, membre de l’équipe de conception de notre récent système de satellites de positionnement, dirigera la géolocalisation
-Graham Mc Alistair, auteur bien connu de « Réseaux entropiques et auto-organisation », sera directeur de l’intégration système et de l’architecture.

Notre entreprise sera amenée à accepter quelques contrats, en guise de couverture. Toutefois l’activité de fond est uniquement le projet de renforcement de la surveillance gouvernementale multi-Etats.

Vous voudrez bien signer votre contrat avant que le dîner ne commence. Ce dîner est un brainstorming sur le plan d’action détaillé de l’année 1.

La part de l'oeil (0)

Prologue

Métro de Londres, Picadilly Line, un vendredi à minuit.

Une femme blonde laisse ses longs cheveux flotter au vent. Elle est à l'avant du wagon, face à une fenêtre baissée. Elle se penche pour s'immerger davantage dans le courant d'air. Elle semble mal à l'aise, peu sûre de son équilibre. La drogue? L'alcool?

Sa tête de méduse blonde, au vol de ses cheveux éparpillés, va chercher le passage entre le monde lumineux où évolue le train, et le monde noir statique des profondeurs. Tout se joue sous la ville. Sous les racines de la City, tout au fond, comme la mine d'or d'un parc d'attractions. La lumière fuse, accompagnant les passagers du métro. La trame passée, le silence et l'équilibre minéral reviennent. Les cheveux de la passagère oscillent lentement de droite à gauche et vice-versa, en balancier. Ce mouvement se compose avec les microturbulences qui agitent la chevelure d'avant en arrière, comne pour une séquence publicitaire.

La femme est pieds-nus. Ses escarpins sont sur la banquette. A côté est assis un homme d'une trentaine d'années, pas tellement plus vieux que la femme. L'homme observe la femme dans ses mouvements involontaires. C'est un corps sans équilibre stable, en recherche de verticalité, quand la géométrie des alentours se courbe ou se brise par instant. L'homme semble heureux et amusé de l'état de sa compagne du soir. On voit tout de suite qu'ils ne seconnaissent pas depuis longtemps. Mais qu’ils se connaissent depuis longtemps ou pas, comment peut-il se comporter ainsi?

Que peut-on trouver d’amusant au spectacle d’une femme un peu (ou très) soûle qui cherche à sortir de son engourdissement en se projetant dans le vent ?

Il sourit. Vraiment, il semble avoir atteint l’objectif de la soirée. Il ouvre un téléphone à clapet et fixe le moment par un clip vidéo, prêtant plus d’attention à son enregistrement qu’au modèle vivant et vacillant, déchaussé, cheveux flottants. Il a filmé cette femme dans un état sans gloire. C’est toute le contraire de ce qu’une femme recherche, par son élégance, le choix des vêtements, les soins de beauté, le tracé du maquillage. La vidéo se referme sur une femme dégradée, et ça, alors oui, ça excite follement l’homme qui a l’oeil rivé à son écran.



La femme a l’air d’avoir le vertige. Pourtant on voit bien qu’elle ne va pas tomber ni vomir. Elle sera juste assez mal, pas trop quand même, elle vivra.



L’homme est un collectionneur d’instant infâmes, un violeur d’image. Il dépossède la femme des instants où plus que tout elle aurait voulu rester cachée, loin des moments de parade où elle rayonne de beauté et noblesse. L’homme se réjouit d’être maître du jeu. Ce jeu est pervers, ça crève les yeux et fait hurler. Pourtant, on sait bien qu’il aura ce qu’il veut, tout ce qu’il veut de cette femme à la volonté émoussée, passive, qui s’abandonne. La femme sera victime complice du crime qui s’accomplit et mutilera un peu plus sa dignité endommagée. A SUIVRE (1)

La part de l'oeil: synopsis de mon nouveau roman

Voici un nouveau roman que je suis en train d'écrire.

Depuis le 11 septembre, notre vie sociale a changé. Pour notre bien, pour la préservation de notre société, etc... les libertés individuelles telles que nous les comprenions avant le 11 septembre sont suspendues. J'ai voulu prendre cette constatation et la mettre en situation, avec une trame de fiction.
L'image, notre image, nous est volée par une foule de caméras qui filment et filment sans relâche. Nous sommes tous devenus des acteurs dans des vidéos de série Z qu'observent les personnels de sécurité (de tous pays: ce qui est connecté est piratable, évidemment). Figurants ou héros? A voir.

Bonne lecture.

@Artus Novel@

12 mai 2007

La femme ailée (16)

Il y avait au début cette prudence extrême qui cherche en vain à créer un rempart contre le grand cataclysme attendu. Tu me connais. J'ai eu mon heure pratique opportuniste: vivre ce que je peux quand je le peux. Eh bien cette page est tournée. Je vis avec Rodolfo tout autre chose. Moi qui ai toujurs gardé la tête froide, je perds le contrôle. Lui aussi me dit cela. Nous sommes pris dans quelque chose qui nous dépasse. Je sens un gouffre s'ouvrir en moi. C'est wagnérien tant il me manque. Alors je me laisse tomber dans un océan de musique, Rachmaminov, Tchaïkovsky, je reprends pied dans un autre monde, hors de toute arcade, au grand air. Nous nous écrivons à chaque instant de liberté, et nous nous voyons un week-end par mois. Asphélia, suis-je en train de faire une folie? Je suis sûre que non pourtant. La vie m'a rendue méfiante, mais je sais qu'ici il ne faut pas l'être. Manquer la chance de ma vie ou même ne pas la vivre pleinement? Quelle angoisse. Se perdre en donnant tout, c'est plutôt cela, ne rien garder. On risque gros. Se réveiller un jour nue, vide, abandonnée comme Ariane sur son rocher. Non je ne me ferai pas harpie, jamais, parce que j'aurai vécu. Rien à regretter. Si je te dis que c'est grand et beau, je vais commencer à t'ennuyer. Je m'arrête là. Je suis heureuse, voilà tout. FIN

21 mars 2007

La femme ailée (15)

La lecture d'un e-mail d'Olga acheva de mettre Asphélia de bonne humeur: Asphélia, Te souviens-tu de ce film argentin que nous avons vu ensemble, "Les ombres du coeur"? L'atmosphère était nostalgique, poignante, avec beaucoup d'espoir. Le tango, en moins tragique. Plus mystérieux, moins grandiloquent. Je me vois à l'ombre des arcades d'une place du sud, dans la chaleur de midi. J'ai vraiment l'impression que les arcades me protègent, entre le monde de la lumière et des ténèbres. La nuit pleine de possibles aussi. Je tourne autour du pot. C'est parce que cela correspond bien à mes incertitudes, mes espoirs aussi. L'ouverture est jouée. Le rideau s'ouvre. Bas les masques. Tu te souviens de ce député que j'ai interviewé? Nous nous sommes écrits. A SUIVRE

La femme ailée (14)

Asphélia vient de terminer une journée chargée de réunions à Amsterdam. Pour se lever moins tôt le lendemain, elle loge près de la gare centrale. Après avoir déposé son bagage, elle ressort. Elle marche le long d'un canal, de la gare vers le centre historique. Partout des touristes, en visite passive ou active du quartier des vitrines et des koffie shops dédiés au H. Asphélia s'était amusé du jeu des prostituées, prenant une pose de tableau vivant dans leur vitrine. Le mouvement du rideau, à l'entrée du client ou à sa sortie complétait l'analogie théâtrale. La pièce se joue derrière le rideau, dans le mystère. On imagine à sa guise, sans être sûr de rien. Comment et pourquoi est-on travailleuse du sexe? Une curiosité sans fond sur l'amour: attirance, mécanique, apparence, et l'imprévu d'une relation unique et sans lendemain? Un travail en temps limité? Un condensé de couple fait et défait dans le même mouvement? Oui. Ce soir, pourtant, tout se présentait autrement pour Asphélia. Le verre de la vitrine était une frontière translucide qu'on ne passe pas. Elle se voyait face à Stefano, chacun de son côté de la vitre. Lanterne allumée. Porte fermée. Rideau ouvert: vide, non-occupation. Stefano seul, le regard perdu, plein d'un ailleurs, portant au-delà d'Asphélia, loin derrière elle. Vision interne de rêve, sans les yeux. Le voit-elle plus que par intermittence? -Stefano! Elle prononce le nom, ou plutôt elle essaye. L'air ne vibre pas. Seul le cerveau a formulé l'intention de parole. L'exécution phonatoire reste en suspens dans l'air humide. De part et d'autre de la vitre ils se cherchent, trop loin, et ne se voient pas. Maintenant, c'est elle la femme exposée en vitrine. Elle attend. Le temps se défait. Trop tard pour construire, effilochement. La chance ne reviendra pas. Asphélia marche de nouveau. Jamais avant elle n'a autant voulu la mort. Plonger dans l'eau noir, couler. Avant de tenter la descente, voir encore un corps inerte dériver sur l'eau. Stefano en chemise blanche, ophélien. Le rejoindre? Impossible. Rester sur le pavé de cette rue incurvée? Insoutenable. Une douleur absolue saisit Asphélia. Des sanglots secs la secouent. Sa bouche s'emplit de vase. Elle diffuse une odeur répugnante, d'épidémie médiévale peut-être? Disparaître, et ce faisant annuler la douleur d'être. Asphélia sait qu'elle ne cédera pas à cette pulsion de mort. Elle vivra. Il suffit d'attendre. Après le séïsme. La dernière réplique. Des ondes de douleur passent encore. La perte de Stefano est irrémédiable. Amputation de l'âme. Doute horrible: erreur absolue d'être partie? Asphélia étendit ses ailes noires, monta hélicoïdalement dans les airs, survola le corps flottant de l'amant, et disparut dans la nuit. Asphélia, vidée de ses forces, revient en somnambule à sa chambre, s'endort d'un coup. Le sommeil, ni bon, ni long, efface juste l'ardoise. Remise à zéro. Au réveil, Asphélia se sent libre, pour la première fois depuis longtemps.

La femme ailée (13)

Rodolfo, en bon politicien, aime traiter les problèmes l'un après l'autre. Il lui arrive rarement de faire deux choses à la fois, mais le voici qui poursuit deux idées en même temps. Il lit et relit le message électronique, puis la pièce jointe: l'article d'Olga. Certes on y sent une pointe de critique, mais rien d'agressif. Au fond coopérer a payé. La journaliste lui a fait un bon article. Il ne peut pas se plaindre. Inutile, dans ce cas, de demander des modifications de détail. Ca n'apporterait rien. Cette relative victoire de Rodolfo sur le terrain de l'interview et de l'article l'incite à jouer sur un autre tableau. L'homme politique, sa gloire confortée, est affamé d'un autre dialogue, hors politique, dans le domaine littéraire où il ne se sent que généraliste passable, monsieur tout-le-monde, au plus bon public. Il réfléchit donc aux idées qu'il peut développer dans sa réponse. L'article n'est plus qu'une amorce. Comment rendre hommage à cette femme d'esprit, élégante dans son maniement des idées et de la langue? Surtout ne pas s'enferrer dans le ridicule d'une corbeille de fleurs. Il revient à son dossier, le feuillette de nouveau. Une idée s'impose avec évidence: Cervantès. Une recherche sur Internet aboutit à des objets de collection à acheter. Il choisit une édition ancienne des oeuvres du maître. Il envoie son enchère et ses conditions de poursuite, en cas de montée. Trois jours plus tard lui parvient un carton de livres reliés en cuir. Quel étonnement! C'est intimidant comme le seuil d'une église qu'on ne connaît pas. C'est le moment de se laisser entraîner par la proximité d'une grande oeuvre, et de finaliser sa réponse à Olga Riscal. Que dire? Remercier sans ostentation. Se féliciter d'un premier échange réussi, de bon augure pour l'avenir. Rodolfo mobilise son intelligence pour articuler le message à écrire et le cadeau. Il en fait les deux instruments d'une stratégie de rapprochement.

11 février 2007

La femme ailée (12)

WASHINGTON
Olga repartit aux Etats-Unis, à Washington, et travailla plusieurs jours à son article. Asphélia se trouva rendre visite à son amie Olga pendant cette période. Asphélia sortait seule durant la journée et retrouvait son amie le soir pour des séances de sport ou pour sortir. Asphélia respectait la confidentialité du travail de la journaliste. Un article vise à être publié, donc lu du plus grand nombre, mais dans sa phased d’élaboration, il peut passer par des états intermédiaires contradictoires, temporaires, avant de trouver sa forme définitive et stable. Il est donc important que l’article ne tombe pas en des mains tierces tant qu’il n’est pas fini.
Asphélia, pourtant ne put éviter de voir la photo de l’homme qu’Olga avait interviewé. Elle se dit immédiatement que cet homme ressemblait étrangement à l’entraîneur du club de foot, et séducteur, de son historieta rêvée. Olga lui expliqua qui était Rodolfo, tout ce qu’elle savait sur lui de source publique et vérifiée.Asphélia, amusée de la coïncidence, raconta l’histoire imaginée à Olga, qui en rit beaucoup :
-Effectivement, il a un côté vieux-beau, « viejo verde » en espagnol. Politiquement, je l’aime moyennement, mais il est de bon contact et il a le respect de l’interlocuteur.
Asphélia :
-L’interlocutrice. C’est un homme à femmes.
Olga, riant :
-Peut-être !
Asphélia s’arrêta là. Elle savait que son amie journaliste devait souvent affronter des individus peu agréables, raides ou agressif avec la presse et les médias. Pour une fois qu’un homme écoute et répond, laissons-lui sa chance.A Olga de voir.
Surtout, Asphélia fut heureuse d’avoir trouvé une parcelle de décodage de son personnage imaginaire de Rodolfo. Une incarnation, une évolution de ce Rodolfo d’historieta, c’était cet homme politique Rodolfo. Comme disent les informaticiens, le Rodolfo réel était une instanciation du Rodolfo imaginé. Asphélia s’enfonça dans le confort de la pensée médiévale nominaliste, pour qui le mot, la désignation, précède l’être ou la chose. Le créateur, la créature-concept, puis la créature réalisée, tel était encore le schéma qui avait présidé à l’orthographe allemande décidée par Luther : tout nom de créature porte une majuscule, en hommage au créateur, et par extension, tout nom porte une majuscule.
Un Rodolfo majuscule. Amusant !

SEANCE D’ECRITURE
Rodolfo est à son bureau au Parlement. Il dispose une belle feuille de papier à lettre à son monogramme sur un sous-main de cuir, prend son stylo plume et commence à écrire :
-Ma chère Olga,
Faire votre connaissance fut un plaisir. Nous reverrons-nous ?
S’il n’en tenait qu’à moi, j’aiderais volontiers le destin. Mais vous, le souhaitez-vous ?

Il avait écrit ces lignes sans hésiter. Elles lui étaient venues plus qu’il ne les avait construites. Tiraillé entre le besoin de dire et la crainte d’une maladresse qui viendrait tout gâcher, il fut longtemps paralysé, ne pouvant ni avancer ni reculer. Bloqué. En panne.
-Non, ça ne va pas du tout se dit-il en déchirant la feuille.

Olga est au clavier. Elle écrit, révise, améliore, finalise. Elle avance vite. Bientôt l’article est prêt. On ne bouge plus, arrêtons tout. C’est bon.

Olga et Asphélia sont au centre sportif. Elles sont sur des vélos fixes d’entraînement. Elles roulent à bon train, et ont choisi le même parcours simulé, ce qui favorise la conversation.
Olga :
-Je suis contente d’avoir fini cet article.
Asphélia :
-Tu vas lui faire relire ? C’est une interview, non ?
Olga :
-Bonne idée. Je vais faire cela, même si je suis contente de ce que j’ai écrit, et je ne le changerai probablement pas. Mais après tout le député a été très correct, sympathique même.

C’est donc Olga qui écrit à Rodolfo, et pas l’inverse. Elle lui envoie un e-mail le remerciant de l’entretien, et lui demandant de bien vouloir relire l’article.
Rodolfo aperçoit un clignotement sur son écran. Un message vient d’arriver.
Rodolfo l’ouvre.
-Justement !
Se dit-il.
-Quel idiot ! Incapable d’aligner 5 lignes et voici cette femme brillante qui m’écrit.
Je suis bête mais j’ai de la chance. Comme depuis que je fais de la politique.

Rodolfo embrasse la médaille de la Vierge, qu’il porte autour du cou.

06 février 2007

La femme ailée (11)

Thèse de doctorat de Olga Riscal: "Cervantes et l'homme historique".

Synthèse et argument: Cervantes avant d'écrire Don Quichotte fur un soldat, dans la période guerrière qui opposait l'Espagne et l'Angleterre. L'Espagne Impériale mobilisait dans ce conflit ses deux atouts maritime -l'Invincible Armada- et terrestre -le Tercio-. Nos travaux ont analysé l'influence du contexte historique et la perception de l'histoire en marche par les hommes qui la vivent dans l'oeuvre de Cervantes. Les personnages du Quichotte sont comparés à des échantillons historique de leur catégorie.

Rodolfo avait marqué une pause dans sa lecture, pour se pénétrer davantage, en toute honnêteté et humilité du texte qu'il lisait. Il s'était promis qu'un été où il aurait le temps, il lirait cette thèse intégralement, car elle lui ouvrirait des horizons sur la civilisation hispanophone. Cervantes est à la source. Olga Riscal a exploré, analysé, structuré cette source.

Le dossier préparé par l'assistant parlementaire contenait également quelques articles de fond signés d'Olga. Il s'y trouvait aussi un curieux manifeste, d'extrême-gauche, signé Libertad Mendez, réclamant la libération des guerilleros du 18 mai. On y parlait de réappropriation des biens confisqués, de réforme agraire, avec une terminologie marxiste qui faisait sourire Rodolfo aujourd'hui, mais autrefois lui eût fait serrer les dents.

L'énergie de la mère était passée à la fille, mais elle s'était canalisée, structurée. Olga s'avérait plus forte encore parce que plus calme, froidement efficace là où sa mère avait agité des mots sans pouvoir faire beaucoup plus.

Rodolfo sut alors qu'il lui faudrait être extrêmement attentif, accompagner avec bienveillance et présence, ne surtout pas chercher à endiguer un flux de pensée solide.

Cette réflexion de tactique politique qui l'occupa toute une soirée, veillée d'armes avant l'entretien, fut totalement dépassée dès que commença l'entretien. Rodolfo voyait une femme supérieurement intelligente, au visage fascinant, au corps attrayant, et se trouvait désemparé pour mobiliser ses techniques habituelles de politicien séducteur. La tactique préparée devenait inapplicable, comme un blindé au canon tordu par une grenade. Olga Riscal parlait, elle avait l'initiative. Il se prêtait au jeu, et la suivait sur le terrain inconfortable où elle l'emmenait. Rodolfo répondait avec prudence, fermeté, mais aussi une grande amabilité.

Olga faisait son travail, Rodolfo le sien.

Deux heures après l'entretien, Rodolfo retrouva son assistant. Celui-ci comprit immédiatement qu'il était arrivé quelque chose d'insolite: son patron, conquistador du coeur des femmes, s'était vu face à une forteresse imprenable. pire c'était lui l'assiégé. Le patron faisait une fixation sur cette journaliste. Eh bien voilà quelque chose de dangereux. il faudra bien désamorcer le piège. L'attaché parlementaire réfléchit et réfléchit encore jusque tard dans la nuit, et finalement s'endormit sans avoir trouvé de solution à ce problème. Un député assujetti à une passion tardive! Ah non!

27 janvier 2007

La femme ailée (10)

Sur un petit écran, à la vitrine d'un marchand d'électronique, parle un homme au large sourire. Cet homme est un vrai professionnel des médias! Il manie la caméra à son avantage, est présent, sort de l'écran, de la vitrine, vient vers vous. Il est finalement plus proche de vous par l'image que s'il était réellement là, à vos côtés. Il vous évite une proximité rapprochée de son espace respiratoire/expiratoire, avec le votre, haleine contre haleine. L'homme télévisuel se prête au jeu médiatique, passe en plan rapproché, plus grand que nature, puis en plan plus lointain, il devient un Tom Pouce à mettre au creux de votre main: une simple homothétie de zoom optique. C'est maintenant une figurine aux couleurs éclatantes, 3D, réaliste, téléportée, manipulée. Cet homme, on se rend vite compte de ce qu'il est: un homme politique, charmeur selon les uns démagogue selon les autres, proche ou empathique, aimable ou séducteur.

N'est-ce pas Rodolfo, le beau Rodolfo du rêve-fotonovela d'Asphélia? Un peu plus vieux, un peu plus noble, avec un vernis, une patine de beau meuble ancien. C'est Rodolfo, en costume noir, avec une pochette de soie de couleur crème. Les cheveux sont abaondants, grisonnants: un homme distingué qui inspire le respect, attire l'attention. Revenons du verre de la lentille de caméra au verre du téléviseur.

On y voit le député faire face à la caméra de télévision. Il aime ce jeu de reflet en reflet. Quand l'émission s'achève, on libère le député Rodolfo. Il passe aux toilettes. Le voici seul un instant. Il peut vider sa vessie, relâcher sa concentration, arrêter de sourire. Un peu d'eau sur le visage pour se rafraîchir et se réveiller. Rajuster son sourire. C'est une habitude, totalement inutile, parce que lui n'en a pas besoin, pas lui. Le sourire est constant et vient toujours quand il faut. Ce rituel passé, il rajuste sa cravate, sa pochette, sa vest sur mesure qui tombe impeccablement. On le sent tellement intégré à son costume qu'on ne s'étonnerait pas de voir son corps vivant se dissoudre et faire place à un mannequin de plastique, ustensile spécialisé dans le port des vêtements du député. Le mannequin servant les habits, leur gardant plis et forme. L'homme disparu dans ses vêtement, invisible.

Rafraîchi à neuf, Rodolfo sort des toilettes et se dirige vers le bar où l'attend une journaliste de la presse écrite américaine, Olga Riscal. Il l'aborde en anglais avec la politesse affable des hommes mûrs inquiets de plaire encore aux femmes. Inquiétude bien étrange, car ces hommes, justement à cet âge mûr mais encore tenu, sont au zénith de leur succès.

La journaliste, amusée, lui répond dans un espagnol légèrement accentué mais grammaticalement parfait. Elle remercie Rodolfo de la recevoir. Elle présente l'objet de l'article qu'elle se prépare à écrire et l'esprit de l'interview, pour vérifier que le cadre proposé convient au député. Rodolfo, en politicien chevronné, replace la conversation sur un terrain moins formel. Restant sur la corde d'équilibriste de la conversation diplomatique, avec la virtuosité du grand communicateur qu'il n'arrive pas à brider, il interroge poliment Olga sur l'origine de son espagnol parfait. L'attaché parlementaire de Rodolfo lui avait évidemment préparé une note contenant un synthèse de la biographie et de la bibliographie de la journaliste américaine. Cela permet à Rodolfo de ciseler ses questions, puisqu'il en connaît les réponses: l'ajustement de la conversation sera sans faille. Rodolfo, conquistador de jolies femmes déploie son talent avec brio.

Olga n'est pas dupe, mais se prête à la promenade verbale. Elle est partagée entre une méfiance lucide face à cet homme latin, galant mais macho avec discrétion et pondération, et l'agrément incomparable de se faire complimenter par un homme élégant et ... Quoi au fait? Elle laisse la question en suspens.

Regardons le dessous des cartes de Rodolfo, alors que la partie est sur le point de s'engager. Voici la fiche de synthèse que Rodolfo a reçu de son assistant pour préparer l'important entretien avec la journaliste Olga Riscal:

-Olga Riscal, 29 ans, célibataire

-doctorat de l'université de Princeton, NJ, sur "Cervantes et l'Homme historique"

-chroniqueuse sur l'Amérique latine et l'Espagne, dans plusieurs grands quotidiens nord-américains.

-père: Jose-Luis Riscal-Mendez, professeur de mathématiques, homme discret et réfléchi

-mère: Liberty Goldstein, féministe engagée, à l'initiative d'actions spontanées populaires en Amérique latine sous le nom de "Libertad Mendez". Le prénom Olga qu'elle a donné à sa fille témoigne d'un engagement marxiste, non partagé par sa fille.

-Olga Riscal est une plume indépendante qui ne se laisse enfermé dans aucun système fermé. toutefois, elle serait plus proche des Démocrates que des Républicains, loin de l'engagement intellectuel de ses parents à l'extrême-gauche.

Olga Riscal est une journaliste réputée. Elle écrit des articles équilibrés qui forment l'opinion des décideurs américains, y compris de Wall Street. En annexe à la fiche de synthèse se trouvent plusieurs documents détaillés: articles de journaux sur la mère d'Olga, résulé de la thèse sur Cervantes, une bibliographie. Rodolfo lit le reste du dossier en détail. Cette journaliste l'intrigue.

La femme ailée (9)

Stefano est à la fenêtre de son appartement, un loft du "Village" à New York. Cela fait plusieurs semaines qu'Asphélia est partie. Dehors il fait gris, un temps gris de Manhattan comme souvent. Stefano s'éloigne de la fenêtre. Il quitte l'appartment, ferme la porte blindée, prend l'escalier métallique, arrive dans la rue. Son visage reçoit le vent puissant. Il avait besoin de cette poussée contraire, de cette résistance au mouvement qui lui donne un nouvel équilibre, comme un appui. Quelque chose contre quoi pousser, exercer sa force, consommer son énergie.

Toute son attention est pour Asphélia, Asphélia cette femme rêvée, qui, absente, retrouve son intangibilité angélique. Asphélia déploie à demi ses ailes et deux doigts de sa main droite forment le geste codifié de l'Annonciation. C'est aussi un:

-Noli me tangere.

Ne me touche pas, non! Une voix pourtant douce, sans source localisable, immanente, immersive. Pas de rancoeur, pas de douceur sensuelle, juste l'équilibre discret des chapelles aux vitraux bleus.

Ne me touche pas, n'essaye pas , ce serait inutile et surtout inélégant.

Stefano sait qu'Asphélia ne reviendra pas, cette Asphélia qui avait une présence chaude, capable de bouillonner jusqu'à l'excès violent. Asphélia, actrice d'Action Painting, de barbouillage génial et rupestre. Le corps d'Asphélia est parti vers d'autres cieux, verticalement, comme le Christ rédempteur de Rio. Lévitation d'Asphélia. Ne pas confondre cette lévitation avec la flottaison fluviale d'Ophélia, qui elle est morbide, sinistre. Asphélia est vie et vigueur dans un ailleurs indéterminé. Cette femme était de passage. Stefano l'a toujours su. Un moment il a voulu l'occulter, le nier, se créer une histoire de journal de bord, consigner une régularité, enregistrer l'insaisissable. La conjonction Stefano. Asphélia n'était qu'une équinoxe, pas une structure minérale stable. Stefano cherchait vainement à crére de la durée, de la fréquence, un feuilleton de vie. Une série dont il n'aura vu que le pilote en fragment, son expansion, sa rétraction, sa destruction épiphanique.

Même si Asphélia est loin, son ombre ailée reste projetée sur l'espace personnel de Stefano.

Stefano marche. Il a retrouvé le calme intérieur. Il est prêt à peindre un ensemble de tableaux sur le thème des signes de larue. Il va creuser le sens du lieu Manhattan, soulever les pierres, excaver l'émotion, l'origine des sensations.

15 janvier 2007

La femme ailée (8)

C'est lors de son voyage à Paris qu'Asphélia, à l'écart des Champs Elysées, avait été ramenée à cette période fondatrice où elle habitait New York. Elle devait se rendre à Cologne pour des rendez-vous le lendemain.

Elle s'installa dans l'avion. Elle était arrivée sans y penser à l'aéroport Charles de Gaulle. Programmée pour voyager. Elle s'assit et ferma les yeux. Elle écoutait des tangos de Carlos Gardel sur son player. Asphélia n'était jamais allée à Buenos Aires et comptait bien ne jamais y aller pour préserver à ce lieu la magie du mystère, avec son sfumato léger et les contrastes forts des mouvements de l'âme que le tango lui révélait. Ses morceaux préférés étaient "Mi Buenos Aires querido" et l'insurpassé "Volver". L'avion étendit ses ailes au son de "que veinte anos no es nada". Asphélia savait cette musique désuette. Elle n'intéressait plus grand monde hormis des gens âgés, par exemple ceux qui avaient vécu le premier essor de la Télévision espagnole sous Franco, en noir et blanc, à grand renfort de Zarzuelas, et de comédies sentimentales où le tango jouait un rôle central, faisant vibrer la corde sensible des ménagères. Malgré cela, et l'horreur que cela aurait pu lui inspirer, elle se savait irrémédiablement attirée par le tango et ces fotonovelas ou historietas, ces roman-photos sentimentaux qui ont encore un grand succès en Amérique Latine. Nombreux sont d'ailleurs les romanciers de talent qui s'y sont essayés, pour gagner un peu d'argent.

Asphélia se laissa dériver vers le clair de lune des historietas. Lui apparut, sous une lumière blanchâtre, l'intrigue qui suit:

-Elvira, institutrice dévouée d'un pauvre village du Yucatan, s'est follement éprise du beau Rodolfo qui est l'entraîneur de l'équipe de foot junior locale. Rodolfo est un séducteur peu scrupuleux, aux cheveux gominés. Le postier du village, Alberto, gentil et timide, nourrit un feu dévorant mais secret pour la belle institutrice. C'est un peu comme dans un western. Alberto est un homme bon et serviable, toujours à la disposition d'autrui.

Alberto surprend un jour Rodolfo lors d'une tentative de séduction dont l'objet est Ana-Maria, l'élégante patronne du bar central du village. Ana-Maria et Juan, son mari, sont des notables de la petite communauté. Aujourd'hui, Juan est allé consulté au dispensaire pour une toux rauque et très tenace. Ana-Maria est très inquiète pour lui. Elle s'en ouvre aux clients accoudés au comptoir. Rodolfo fait briller ses yeux comme d'autres font briller leurs chaussures, pour éblouir. Il ne cesse de flatter la coquette Ana-Maria, qui, aveuglée par sa vanité, le trouve charmant. Alberto, du fond du bar, voit tout. Il comprend tout, et démasque la manoeuvre malsaine de Rodolfo. Alberto est un chrétien à la foi profonde. Rodolfo lui inspire un mélange de pitié, de mépris, d'horreur. Comment peut-on en arriver là? Pourquoi forcer la note, et afficher un intérêt inconvenant pour une femme mariée? Est-ce parce que la patronne est la femme la plus élégante, la plus riche et la plus en vue du village? Est-ce l'élégance urbaine d'Ana-Maria qui l'attire?

Alberto, plus tard, se trouve seul à l'église. Il médite face à une vierge noire, sa protectrice. Il prie pour Ana-Maria, pour qu'elle ne tombe pas dans le piège de la séduction adultérine. Il prie aussi pour Rodolfo, pour qu'il lui soit pardonné, et que son âme retrouve la sérénité. Sa dernière pensée fervente ira à Elvira, la belle institutrice. Sa prière est moins précise, elle reste formulée avec des points de suspension. Il a bien conscience d'un émotion particulière lorsqu'il évoque Elvira, mais est-ce vraiment cela l'amour? Ou bien ce qu'il éprouve n'est-il qu'une attirance à laquelle il vaudrait mieux ne pas céder?

Elvira, en fin d'après-midi, quand l'école est finie et la chaleur retombée, s'attrade près du stade de terre battue. Elle observe l'entraînement du club de foot. Il est clair qu'elle n'a d'yeux que pour Rodolfo. Le beau mâle s'en rend compte et commence un jeu de séduction sans parole, qu'il a visiblement porté à un niveau de virtuosité. Coïncidence, le postier Alberto passe à vélo, faisant un signe amical à l'institutrice, qui répond par un grand sourire mais revient à l'objet initial de son attention dès que le cycliste est passé. Alberto se retourne, pour admirer la silhouette à contre-jour de la belle Elvira. Il vois aussi se profiler celle de Rodolfo. Ses yeux vont de l'un à l'autre. Ici encore, c'est un choc. Il comprend, il a vu ce fil invisible qui sous-tend les regards clandestins échangés entre l'institutrice et l'entraîneur. D'un coup il perd toute compassion pour Rodolfo, l'homme qui donne libre cours à tous ses penchants, sans aucune mesure, avec égoïsme, sans jamais prendre en considération aucune des femmes qu'il convoite. Cet homme est dangereux, ignoble, méprisable. Alberto lutte pour ne pas laisser exploser sa colère. C'est une colère profonde et immense, une colère de l'Ancient Testament. Il doit se raisonner. Alberto, torturé, erre des heures sur les chemins de forêt. Il se rend enfin à l'église du village voisin où se trouve le prêtre aux nombreuses paroisses, Don Joaquin. Don Joaquin le reçoit en confession. Alberto se fustige: il a péché en pensée, comment réparer, comment retrouver la paix? Don Joaquin est troublé par les révélations d'Alberto.: les patrons du bar sont dévôts, comment est-ce possible? Il ne dit rien de ses propres pensées à Alberto. Evidemment, la meilleure protection contre la tentation pour Ana-Maria, ce serait que le séducteur Rodolfo soit neutralisé, fixé ailleurs. Elvira? Oh, oui, mais alors quid d'Alberto? Le bonheur de trois, quatre personnes: Ana-Maria, Rodolfo (qui ne mérite pas Elvira), Elvira, et Juan, au prix du sacrifice de l'amour d'Alberto pour Elvira? Non, cette solution n'est pas satisfaisante, il faut trouver mieux. Le prêtre récite une prière à peine audible pour se donner le temps de réfléchir. Il s'adresse au fidèle confessé:

-Alberto, mon fils. L'heure est venue de trouver en ton coeur la force de parler à Elvira. N'attends plus. Pour toi, pour elle, pour tous. Tu seras pardonné. Tu retrouveras la paix et l'amour de dieu, peut-être aussi... Le prêtre sourit derrière la grille... L'amour d'une femme? Dieu est bon, sois confiant.

Elvira, pensive, se dirigeait à pas lents vers l'école où se trouvait son petit logement de fonction. Elle était troublée. Certes Rodolfo, avec son physique, ses dents blanches et son éternel sourire d'acteur de cinéma, l'attirait. Mais elle-même n'était pas sûre de lui porter un amour authentique , de ceux qu'on voit dans les grands romans russes, un amour de 500 pages. Alberto, par contre, cet homme réfléchi et bon, enveloppé du mystère de sa timidité, l'intéressait. Elle voulait le connaître mieux, masi comment? Son salut sympathique de tout-à-l'heure lui avait fait plaisir. Tiens justement, le voilà.

Au lieu de se parler avec les yeux, au lieu de donner à leurs corps la maîtrise, ou l'absence de maîtrise de leur échange, ils furent vite ensemble par les mots. Des mots sincères, des mots honnêtes, mais aussi des mots passionnés: ceux-là même qui cimentent la vie d'un couple éternel. Orphée avait trouvé Eurydice. Elle le suivrait. Ils iraient ensemble. Il l'avait extrâite du lieu de tous les dangers. Ils pouvaient marcher tous deux en confiance vers l'école, partir pour une vie heureuse.

La musique du Lac des Cygnes de Tchaïkovsky accompagnait Asphélia pour la fin heureuse de son historieta rêvée.

11 janvier 2007

La femme ailée (7)

Voici l'histoire de la fin tragique de Junior:

... ECRIRE PLUS TARD...

07 janvier 2007

La femme ailée (6)

Asphélia n'avait aucun plan d'avenir. Comme toujours dans ce genre de situation, sa boussole interne la dirigea vers son pôle invariable, l'immeuble Flat Iron, qui fut à une époque le plus haut de New York, et se trouvait maintenant noyé au coeur de Manhattan.

Le Flat Iron, antérieur à l'Empire State Building, évoquait le jazz triomphant, ses éditeurs, tous à New York, les danses charleston et la peinture futuriste: ce culte de la vitesse, de la transformation mécaniste et des couleurs brutes, venu d'Italie.

A pied de l'immeuble à étrave triangulaire, Asphélia reprit son souffle, et commença à dénouer les fils jusqu'alors emmêlés de sa pensée. Elle n'était pas encore sortie de son rêve, un cauchemar en arborescence verte tressant le Chant XIII de l'Enfer de Dante, avec un Stefano hydre-racines. L'apocalypse s'était stabilisée, ne se dégradant plus. Elle devenait observable, analysable. Asphélia se sentait maintenant en mesure de l'enfermer dans une boîte hermétique dont l'horreur ne ressortirait plus. L'image vivrait encore longtemps, mais sous contrôle. Peut-être qu'un jour, avec un peu de chance, elle ne serait plus qu'un souvenir, une image externe, punaisée, dont on s'est détaché, parce que les lignes de tensions se sont espacées, et qu'on passe entre leurs mailles. Cela n'arrive, bien sûr que quand on a compris tout ce qu'il y avait à comprendre, par exorcisme mental.

Asphélia savait que pour l'instant, mieux valait ne pas insister. Remuer le sujet ne ferait sortir que de la souffrance. Asphélia se souvenait d'une autre oeuvre de Dante: Vita Nova, qui commençait ainsi:

-Dans ce cahier de ma mémoire, à cet endroit, est écrit "une nouvelle vie commença", soit "incipit vita nova" en Latin.

Asphélia se savait capable de tourner la page qu'elle venait de lire: celle de Stefano. Elle en était encore à la contemplation de la prochaine: la page blanche à ce moment, qui suivrait bientôt. Sa vie-après, tout y était à définir, à imaginer, à construire ou plutôt à déclencher comme un bruit maladroit déclenche une avalanche.

Le goût amer qu'elle avait dans la bouche ne l'avait pas quittée, mais déjà son coeur battait plus fort, inquiet du moment qui suivrait, mais plein d'espoir aussi.

Etait-elle prête à accueillir les événements, les occasions, de changer sa vie, ce qui viendrait à elle en somme? Pas encore, non, pas immédiatement, mais bientôt, oui, bientôt elle serait de nouveau prête.

Entretemps, il lui faudrait passer par un retrait du monde. Ce serait une déconnexion, un repos, une dormition. Elle méditerait, rentrerait au plus profond d'elle-même pour cautériser les blessures de son âme.

Elle se laissa voguer au vent glacial de New York qui trouvait un chemin facile dans les larges avenues. Ce vent lui faisait du bien. Ses oreilles résonnaient d'un grand Magnificat. La ville en vibration prenait le dessus sur ses habitants, donnant la mesure, créant l'oscillation vitale. Asphélia se sentait entraînée par les flux du métro, les mouvements de piétons qui marchaient dans la ville, où les immeubles marquaient l'espace, avec une dignité baroque.

Asphélia méditait sur New York. Depuis le triangle du Flat Iron partaient des circulations de lumière. Etait-ce un laser vert palpeur de relief, ou un pacman bipeur qui parcourait de façon exhaustive la grille de Manhattan, ce réseau carré, crystallographique?

L'appel d'air n'était-il pas la continuation des souffles et flux dont Hildegard de Bingen avait animé son oeuvre?

L'appel d'air, et déjà Asphélia s'élançait, à tire d'ailes. Son mouvement ergodique s'accélérait, noircissant le plan de la ville pour marquer son passage. Asphélia avait une totale maîtrise, elle étendait toute l'envergure de ses ailes blanches sur la ville.

Sans l'avoir cherché, Asphélia arriva à la gare routière d'où partaient les autocars, à l'huere où le soleil commençait à faiblir. Elle consulta les horaires. Elle eut alors l'idée de partir pour Philadelphie.

Elle appela sa meilleure amie de lycée, Donna, et lui expliqua qu'elle traversait une phase une peu difficile et aimerait pouvoir loger chez elle quelques jours.

Prendre ses distances avec New York. Faire le deuil de sa relation avec Stefano.Donna comprenait. Les deux femmes étaient très proches. Donna proposa même d'organiser un programme de célibataires qui leur ferait du bien à toutes les deux. Donna était temporairement libre comme l'air.

Pendant le trajet en car, Asphélia fit le vide. Elle se rappelait le lycée, Donna, les copains, l'équipe de volley-ball dont elles faisaient partie. Les matches en déplacement leur avait fait voir la Pennsylvanie sous tous ses angles. C'est vrai qu'il y avait dans cet état une rigueur classique germano-batave conservée depuis les premiers colons. Philadelphie était tout de même plus ouverte, c'était une métropole culturelle, à l'ombre de New York, mais avec ses côtés village qui la rendaient sympathiques.

Au centre de Philadelphie, il y avait du bon jazz, à Market Place. Le coeur de la vie diurne et nocturne était incontestablement South Street, lieu de déambulation linéaire, à pied ou en voiture. De préférence une Cadillac à deux banquettes de 3 places, agitée par ses passagers pour marquer le rythme de la musique que projetait son système audio poussé au maximum.

Il y avait, beaucoup plus classique mais très populaire aussi, le Mann Music Center. Le journal Philadelphia Inquirer distribuait des coupons pour des places gratuites de concert: les amateurs trouvaient toujours à se glisser sur les bancs extérieurs à la belle saison.

Asphélia s'installa donc chez Donna. Une semaine fut passée, en semi-congé, à évoquer une foule de souvenirs communs qui revenaient. Quand les revenants furent repartis, il ne restait plus grand chose à dire pour une moment. Donna avait sa vie, ses amis, ses amants. Asphélia au fond gênait, et finissait, elle aussi par être gênée. Asphélia se trouva un travail et un studio. Elle fut engagée par le Mann Music Center pour lequel elle devait susciter du sponsoring privé. Son titre de "fundraising assistant" la mettait en parité avec Judith. Judith, une jeune femme noire d'une grande beauté accueillit gentiment sa nouvelle collègue. Judith emmena Asphélia dans ses lieux favoris: bars, clubs de jazz. Elles furent bientôt très proches. Aussi lorsqu'un matin Judith n'arriva pas au bureau à l'heure prévue, Asphélia s'inquiéta et l'appela sur son téléphone portable.

Judith répondit très secouée: son frère cadet "Junior", avait été assassiné pendant la nuit. Il s'était trouvé à la mauvaise heure au mauvais endroit, la fatalité. Une explication peu convaincante donnée par la police qui cherchait à classer le dossier au plus tôt. Mort d'un noir dans un quartier noir. Malheureusement si fréquent, trop fréquent.

Mais Judith refusait que la tombe de "Junior" se refermât sans que toute la lumière fût faite sur les circonstances du meutre.

Asphélia étendit ses ailes blanches sur Judith et l'accompagna dans son enquête. Judith et Asphélia se présentèrent séparément à une centaine de témoins potentiels, sous le prétexte d'enquêtes de marchés pour deux grandes marques concurrentes de soda. Ce que l'une identifiant comme un début d'information, l'autre le faisait compléter par les mêmes personnes, abordées différemment. Les recoupements et croisements furent bientôt consolidés. Judith et Asphélia établirent les faits comme suit:

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