21 mars 2007

La femme ailée (15)

La lecture d'un e-mail d'Olga acheva de mettre Asphélia de bonne humeur: Asphélia, Te souviens-tu de ce film argentin que nous avons vu ensemble, "Les ombres du coeur"? L'atmosphère était nostalgique, poignante, avec beaucoup d'espoir. Le tango, en moins tragique. Plus mystérieux, moins grandiloquent. Je me vois à l'ombre des arcades d'une place du sud, dans la chaleur de midi. J'ai vraiment l'impression que les arcades me protègent, entre le monde de la lumière et des ténèbres. La nuit pleine de possibles aussi. Je tourne autour du pot. C'est parce que cela correspond bien à mes incertitudes, mes espoirs aussi. L'ouverture est jouée. Le rideau s'ouvre. Bas les masques. Tu te souviens de ce député que j'ai interviewé? Nous nous sommes écrits. A SUIVRE

La femme ailée (14)

Asphélia vient de terminer une journée chargée de réunions à Amsterdam. Pour se lever moins tôt le lendemain, elle loge près de la gare centrale. Après avoir déposé son bagage, elle ressort. Elle marche le long d'un canal, de la gare vers le centre historique. Partout des touristes, en visite passive ou active du quartier des vitrines et des koffie shops dédiés au H. Asphélia s'était amusé du jeu des prostituées, prenant une pose de tableau vivant dans leur vitrine. Le mouvement du rideau, à l'entrée du client ou à sa sortie complétait l'analogie théâtrale. La pièce se joue derrière le rideau, dans le mystère. On imagine à sa guise, sans être sûr de rien. Comment et pourquoi est-on travailleuse du sexe? Une curiosité sans fond sur l'amour: attirance, mécanique, apparence, et l'imprévu d'une relation unique et sans lendemain? Un travail en temps limité? Un condensé de couple fait et défait dans le même mouvement? Oui. Ce soir, pourtant, tout se présentait autrement pour Asphélia. Le verre de la vitrine était une frontière translucide qu'on ne passe pas. Elle se voyait face à Stefano, chacun de son côté de la vitre. Lanterne allumée. Porte fermée. Rideau ouvert: vide, non-occupation. Stefano seul, le regard perdu, plein d'un ailleurs, portant au-delà d'Asphélia, loin derrière elle. Vision interne de rêve, sans les yeux. Le voit-elle plus que par intermittence? -Stefano! Elle prononce le nom, ou plutôt elle essaye. L'air ne vibre pas. Seul le cerveau a formulé l'intention de parole. L'exécution phonatoire reste en suspens dans l'air humide. De part et d'autre de la vitre ils se cherchent, trop loin, et ne se voient pas. Maintenant, c'est elle la femme exposée en vitrine. Elle attend. Le temps se défait. Trop tard pour construire, effilochement. La chance ne reviendra pas. Asphélia marche de nouveau. Jamais avant elle n'a autant voulu la mort. Plonger dans l'eau noir, couler. Avant de tenter la descente, voir encore un corps inerte dériver sur l'eau. Stefano en chemise blanche, ophélien. Le rejoindre? Impossible. Rester sur le pavé de cette rue incurvée? Insoutenable. Une douleur absolue saisit Asphélia. Des sanglots secs la secouent. Sa bouche s'emplit de vase. Elle diffuse une odeur répugnante, d'épidémie médiévale peut-être? Disparaître, et ce faisant annuler la douleur d'être. Asphélia sait qu'elle ne cédera pas à cette pulsion de mort. Elle vivra. Il suffit d'attendre. Après le séïsme. La dernière réplique. Des ondes de douleur passent encore. La perte de Stefano est irrémédiable. Amputation de l'âme. Doute horrible: erreur absolue d'être partie? Asphélia étendit ses ailes noires, monta hélicoïdalement dans les airs, survola le corps flottant de l'amant, et disparut dans la nuit. Asphélia, vidée de ses forces, revient en somnambule à sa chambre, s'endort d'un coup. Le sommeil, ni bon, ni long, efface juste l'ardoise. Remise à zéro. Au réveil, Asphélia se sent libre, pour la première fois depuis longtemps.

La femme ailée (13)

Rodolfo, en bon politicien, aime traiter les problèmes l'un après l'autre. Il lui arrive rarement de faire deux choses à la fois, mais le voici qui poursuit deux idées en même temps. Il lit et relit le message électronique, puis la pièce jointe: l'article d'Olga. Certes on y sent une pointe de critique, mais rien d'agressif. Au fond coopérer a payé. La journaliste lui a fait un bon article. Il ne peut pas se plaindre. Inutile, dans ce cas, de demander des modifications de détail. Ca n'apporterait rien. Cette relative victoire de Rodolfo sur le terrain de l'interview et de l'article l'incite à jouer sur un autre tableau. L'homme politique, sa gloire confortée, est affamé d'un autre dialogue, hors politique, dans le domaine littéraire où il ne se sent que généraliste passable, monsieur tout-le-monde, au plus bon public. Il réfléchit donc aux idées qu'il peut développer dans sa réponse. L'article n'est plus qu'une amorce. Comment rendre hommage à cette femme d'esprit, élégante dans son maniement des idées et de la langue? Surtout ne pas s'enferrer dans le ridicule d'une corbeille de fleurs. Il revient à son dossier, le feuillette de nouveau. Une idée s'impose avec évidence: Cervantès. Une recherche sur Internet aboutit à des objets de collection à acheter. Il choisit une édition ancienne des oeuvres du maître. Il envoie son enchère et ses conditions de poursuite, en cas de montée. Trois jours plus tard lui parvient un carton de livres reliés en cuir. Quel étonnement! C'est intimidant comme le seuil d'une église qu'on ne connaît pas. C'est le moment de se laisser entraîner par la proximité d'une grande oeuvre, et de finaliser sa réponse à Olga Riscal. Que dire? Remercier sans ostentation. Se féliciter d'un premier échange réussi, de bon augure pour l'avenir. Rodolfo mobilise son intelligence pour articuler le message à écrire et le cadeau. Il en fait les deux instruments d'une stratégie de rapprochement.