21 mars 2007

La femme ailée (14)

Asphélia vient de terminer une journée chargée de réunions à Amsterdam. Pour se lever moins tôt le lendemain, elle loge près de la gare centrale. Après avoir déposé son bagage, elle ressort. Elle marche le long d'un canal, de la gare vers le centre historique. Partout des touristes, en visite passive ou active du quartier des vitrines et des koffie shops dédiés au H. Asphélia s'était amusé du jeu des prostituées, prenant une pose de tableau vivant dans leur vitrine. Le mouvement du rideau, à l'entrée du client ou à sa sortie complétait l'analogie théâtrale. La pièce se joue derrière le rideau, dans le mystère. On imagine à sa guise, sans être sûr de rien. Comment et pourquoi est-on travailleuse du sexe? Une curiosité sans fond sur l'amour: attirance, mécanique, apparence, et l'imprévu d'une relation unique et sans lendemain? Un travail en temps limité? Un condensé de couple fait et défait dans le même mouvement? Oui. Ce soir, pourtant, tout se présentait autrement pour Asphélia. Le verre de la vitrine était une frontière translucide qu'on ne passe pas. Elle se voyait face à Stefano, chacun de son côté de la vitre. Lanterne allumée. Porte fermée. Rideau ouvert: vide, non-occupation. Stefano seul, le regard perdu, plein d'un ailleurs, portant au-delà d'Asphélia, loin derrière elle. Vision interne de rêve, sans les yeux. Le voit-elle plus que par intermittence? -Stefano! Elle prononce le nom, ou plutôt elle essaye. L'air ne vibre pas. Seul le cerveau a formulé l'intention de parole. L'exécution phonatoire reste en suspens dans l'air humide. De part et d'autre de la vitre ils se cherchent, trop loin, et ne se voient pas. Maintenant, c'est elle la femme exposée en vitrine. Elle attend. Le temps se défait. Trop tard pour construire, effilochement. La chance ne reviendra pas. Asphélia marche de nouveau. Jamais avant elle n'a autant voulu la mort. Plonger dans l'eau noir, couler. Avant de tenter la descente, voir encore un corps inerte dériver sur l'eau. Stefano en chemise blanche, ophélien. Le rejoindre? Impossible. Rester sur le pavé de cette rue incurvée? Insoutenable. Une douleur absolue saisit Asphélia. Des sanglots secs la secouent. Sa bouche s'emplit de vase. Elle diffuse une odeur répugnante, d'épidémie médiévale peut-être? Disparaître, et ce faisant annuler la douleur d'être. Asphélia sait qu'elle ne cédera pas à cette pulsion de mort. Elle vivra. Il suffit d'attendre. Après le séïsme. La dernière réplique. Des ondes de douleur passent encore. La perte de Stefano est irrémédiable. Amputation de l'âme. Doute horrible: erreur absolue d'être partie? Asphélia étendit ses ailes noires, monta hélicoïdalement dans les airs, survola le corps flottant de l'amant, et disparut dans la nuit. Asphélia, vidée de ses forces, revient en somnambule à sa chambre, s'endort d'un coup. Le sommeil, ni bon, ni long, efface juste l'ardoise. Remise à zéro. Au réveil, Asphélia se sent libre, pour la première fois depuis longtemps.

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