15 janvier 2007

La femme ailée (8)

C'est lors de son voyage à Paris qu'Asphélia, à l'écart des Champs Elysées, avait été ramenée à cette période fondatrice où elle habitait New York. Elle devait se rendre à Cologne pour des rendez-vous le lendemain.

Elle s'installa dans l'avion. Elle était arrivée sans y penser à l'aéroport Charles de Gaulle. Programmée pour voyager. Elle s'assit et ferma les yeux. Elle écoutait des tangos de Carlos Gardel sur son player. Asphélia n'était jamais allée à Buenos Aires et comptait bien ne jamais y aller pour préserver à ce lieu la magie du mystère, avec son sfumato léger et les contrastes forts des mouvements de l'âme que le tango lui révélait. Ses morceaux préférés étaient "Mi Buenos Aires querido" et l'insurpassé "Volver". L'avion étendit ses ailes au son de "que veinte anos no es nada". Asphélia savait cette musique désuette. Elle n'intéressait plus grand monde hormis des gens âgés, par exemple ceux qui avaient vécu le premier essor de la Télévision espagnole sous Franco, en noir et blanc, à grand renfort de Zarzuelas, et de comédies sentimentales où le tango jouait un rôle central, faisant vibrer la corde sensible des ménagères. Malgré cela, et l'horreur que cela aurait pu lui inspirer, elle se savait irrémédiablement attirée par le tango et ces fotonovelas ou historietas, ces roman-photos sentimentaux qui ont encore un grand succès en Amérique Latine. Nombreux sont d'ailleurs les romanciers de talent qui s'y sont essayés, pour gagner un peu d'argent.

Asphélia se laissa dériver vers le clair de lune des historietas. Lui apparut, sous une lumière blanchâtre, l'intrigue qui suit:

-Elvira, institutrice dévouée d'un pauvre village du Yucatan, s'est follement éprise du beau Rodolfo qui est l'entraîneur de l'équipe de foot junior locale. Rodolfo est un séducteur peu scrupuleux, aux cheveux gominés. Le postier du village, Alberto, gentil et timide, nourrit un feu dévorant mais secret pour la belle institutrice. C'est un peu comme dans un western. Alberto est un homme bon et serviable, toujours à la disposition d'autrui.

Alberto surprend un jour Rodolfo lors d'une tentative de séduction dont l'objet est Ana-Maria, l'élégante patronne du bar central du village. Ana-Maria et Juan, son mari, sont des notables de la petite communauté. Aujourd'hui, Juan est allé consulté au dispensaire pour une toux rauque et très tenace. Ana-Maria est très inquiète pour lui. Elle s'en ouvre aux clients accoudés au comptoir. Rodolfo fait briller ses yeux comme d'autres font briller leurs chaussures, pour éblouir. Il ne cesse de flatter la coquette Ana-Maria, qui, aveuglée par sa vanité, le trouve charmant. Alberto, du fond du bar, voit tout. Il comprend tout, et démasque la manoeuvre malsaine de Rodolfo. Alberto est un chrétien à la foi profonde. Rodolfo lui inspire un mélange de pitié, de mépris, d'horreur. Comment peut-on en arriver là? Pourquoi forcer la note, et afficher un intérêt inconvenant pour une femme mariée? Est-ce parce que la patronne est la femme la plus élégante, la plus riche et la plus en vue du village? Est-ce l'élégance urbaine d'Ana-Maria qui l'attire?

Alberto, plus tard, se trouve seul à l'église. Il médite face à une vierge noire, sa protectrice. Il prie pour Ana-Maria, pour qu'elle ne tombe pas dans le piège de la séduction adultérine. Il prie aussi pour Rodolfo, pour qu'il lui soit pardonné, et que son âme retrouve la sérénité. Sa dernière pensée fervente ira à Elvira, la belle institutrice. Sa prière est moins précise, elle reste formulée avec des points de suspension. Il a bien conscience d'un émotion particulière lorsqu'il évoque Elvira, mais est-ce vraiment cela l'amour? Ou bien ce qu'il éprouve n'est-il qu'une attirance à laquelle il vaudrait mieux ne pas céder?

Elvira, en fin d'après-midi, quand l'école est finie et la chaleur retombée, s'attrade près du stade de terre battue. Elle observe l'entraînement du club de foot. Il est clair qu'elle n'a d'yeux que pour Rodolfo. Le beau mâle s'en rend compte et commence un jeu de séduction sans parole, qu'il a visiblement porté à un niveau de virtuosité. Coïncidence, le postier Alberto passe à vélo, faisant un signe amical à l'institutrice, qui répond par un grand sourire mais revient à l'objet initial de son attention dès que le cycliste est passé. Alberto se retourne, pour admirer la silhouette à contre-jour de la belle Elvira. Il vois aussi se profiler celle de Rodolfo. Ses yeux vont de l'un à l'autre. Ici encore, c'est un choc. Il comprend, il a vu ce fil invisible qui sous-tend les regards clandestins échangés entre l'institutrice et l'entraîneur. D'un coup il perd toute compassion pour Rodolfo, l'homme qui donne libre cours à tous ses penchants, sans aucune mesure, avec égoïsme, sans jamais prendre en considération aucune des femmes qu'il convoite. Cet homme est dangereux, ignoble, méprisable. Alberto lutte pour ne pas laisser exploser sa colère. C'est une colère profonde et immense, une colère de l'Ancient Testament. Il doit se raisonner. Alberto, torturé, erre des heures sur les chemins de forêt. Il se rend enfin à l'église du village voisin où se trouve le prêtre aux nombreuses paroisses, Don Joaquin. Don Joaquin le reçoit en confession. Alberto se fustige: il a péché en pensée, comment réparer, comment retrouver la paix? Don Joaquin est troublé par les révélations d'Alberto.: les patrons du bar sont dévôts, comment est-ce possible? Il ne dit rien de ses propres pensées à Alberto. Evidemment, la meilleure protection contre la tentation pour Ana-Maria, ce serait que le séducteur Rodolfo soit neutralisé, fixé ailleurs. Elvira? Oh, oui, mais alors quid d'Alberto? Le bonheur de trois, quatre personnes: Ana-Maria, Rodolfo (qui ne mérite pas Elvira), Elvira, et Juan, au prix du sacrifice de l'amour d'Alberto pour Elvira? Non, cette solution n'est pas satisfaisante, il faut trouver mieux. Le prêtre récite une prière à peine audible pour se donner le temps de réfléchir. Il s'adresse au fidèle confessé:

-Alberto, mon fils. L'heure est venue de trouver en ton coeur la force de parler à Elvira. N'attends plus. Pour toi, pour elle, pour tous. Tu seras pardonné. Tu retrouveras la paix et l'amour de dieu, peut-être aussi... Le prêtre sourit derrière la grille... L'amour d'une femme? Dieu est bon, sois confiant.

Elvira, pensive, se dirigeait à pas lents vers l'école où se trouvait son petit logement de fonction. Elle était troublée. Certes Rodolfo, avec son physique, ses dents blanches et son éternel sourire d'acteur de cinéma, l'attirait. Mais elle-même n'était pas sûre de lui porter un amour authentique , de ceux qu'on voit dans les grands romans russes, un amour de 500 pages. Alberto, par contre, cet homme réfléchi et bon, enveloppé du mystère de sa timidité, l'intéressait. Elle voulait le connaître mieux, masi comment? Son salut sympathique de tout-à-l'heure lui avait fait plaisir. Tiens justement, le voilà.

Au lieu de se parler avec les yeux, au lieu de donner à leurs corps la maîtrise, ou l'absence de maîtrise de leur échange, ils furent vite ensemble par les mots. Des mots sincères, des mots honnêtes, mais aussi des mots passionnés: ceux-là même qui cimentent la vie d'un couple éternel. Orphée avait trouvé Eurydice. Elle le suivrait. Ils iraient ensemble. Il l'avait extrâite du lieu de tous les dangers. Ils pouvaient marcher tous deux en confiance vers l'école, partir pour une vie heureuse.

La musique du Lac des Cygnes de Tchaïkovsky accompagnait Asphélia pour la fin heureuse de son historieta rêvée.

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