07 janvier 2007

La femme ailée (6)

Asphélia n'avait aucun plan d'avenir. Comme toujours dans ce genre de situation, sa boussole interne la dirigea vers son pôle invariable, l'immeuble Flat Iron, qui fut à une époque le plus haut de New York, et se trouvait maintenant noyé au coeur de Manhattan.

Le Flat Iron, antérieur à l'Empire State Building, évoquait le jazz triomphant, ses éditeurs, tous à New York, les danses charleston et la peinture futuriste: ce culte de la vitesse, de la transformation mécaniste et des couleurs brutes, venu d'Italie.

A pied de l'immeuble à étrave triangulaire, Asphélia reprit son souffle, et commença à dénouer les fils jusqu'alors emmêlés de sa pensée. Elle n'était pas encore sortie de son rêve, un cauchemar en arborescence verte tressant le Chant XIII de l'Enfer de Dante, avec un Stefano hydre-racines. L'apocalypse s'était stabilisée, ne se dégradant plus. Elle devenait observable, analysable. Asphélia se sentait maintenant en mesure de l'enfermer dans une boîte hermétique dont l'horreur ne ressortirait plus. L'image vivrait encore longtemps, mais sous contrôle. Peut-être qu'un jour, avec un peu de chance, elle ne serait plus qu'un souvenir, une image externe, punaisée, dont on s'est détaché, parce que les lignes de tensions se sont espacées, et qu'on passe entre leurs mailles. Cela n'arrive, bien sûr que quand on a compris tout ce qu'il y avait à comprendre, par exorcisme mental.

Asphélia savait que pour l'instant, mieux valait ne pas insister. Remuer le sujet ne ferait sortir que de la souffrance. Asphélia se souvenait d'une autre oeuvre de Dante: Vita Nova, qui commençait ainsi:

-Dans ce cahier de ma mémoire, à cet endroit, est écrit "une nouvelle vie commença", soit "incipit vita nova" en Latin.

Asphélia se savait capable de tourner la page qu'elle venait de lire: celle de Stefano. Elle en était encore à la contemplation de la prochaine: la page blanche à ce moment, qui suivrait bientôt. Sa vie-après, tout y était à définir, à imaginer, à construire ou plutôt à déclencher comme un bruit maladroit déclenche une avalanche.

Le goût amer qu'elle avait dans la bouche ne l'avait pas quittée, mais déjà son coeur battait plus fort, inquiet du moment qui suivrait, mais plein d'espoir aussi.

Etait-elle prête à accueillir les événements, les occasions, de changer sa vie, ce qui viendrait à elle en somme? Pas encore, non, pas immédiatement, mais bientôt, oui, bientôt elle serait de nouveau prête.

Entretemps, il lui faudrait passer par un retrait du monde. Ce serait une déconnexion, un repos, une dormition. Elle méditerait, rentrerait au plus profond d'elle-même pour cautériser les blessures de son âme.

Elle se laissa voguer au vent glacial de New York qui trouvait un chemin facile dans les larges avenues. Ce vent lui faisait du bien. Ses oreilles résonnaient d'un grand Magnificat. La ville en vibration prenait le dessus sur ses habitants, donnant la mesure, créant l'oscillation vitale. Asphélia se sentait entraînée par les flux du métro, les mouvements de piétons qui marchaient dans la ville, où les immeubles marquaient l'espace, avec une dignité baroque.

Asphélia méditait sur New York. Depuis le triangle du Flat Iron partaient des circulations de lumière. Etait-ce un laser vert palpeur de relief, ou un pacman bipeur qui parcourait de façon exhaustive la grille de Manhattan, ce réseau carré, crystallographique?

L'appel d'air n'était-il pas la continuation des souffles et flux dont Hildegard de Bingen avait animé son oeuvre?

L'appel d'air, et déjà Asphélia s'élançait, à tire d'ailes. Son mouvement ergodique s'accélérait, noircissant le plan de la ville pour marquer son passage. Asphélia avait une totale maîtrise, elle étendait toute l'envergure de ses ailes blanches sur la ville.

Sans l'avoir cherché, Asphélia arriva à la gare routière d'où partaient les autocars, à l'huere où le soleil commençait à faiblir. Elle consulta les horaires. Elle eut alors l'idée de partir pour Philadelphie.

Elle appela sa meilleure amie de lycée, Donna, et lui expliqua qu'elle traversait une phase une peu difficile et aimerait pouvoir loger chez elle quelques jours.

Prendre ses distances avec New York. Faire le deuil de sa relation avec Stefano.Donna comprenait. Les deux femmes étaient très proches. Donna proposa même d'organiser un programme de célibataires qui leur ferait du bien à toutes les deux. Donna était temporairement libre comme l'air.

Pendant le trajet en car, Asphélia fit le vide. Elle se rappelait le lycée, Donna, les copains, l'équipe de volley-ball dont elles faisaient partie. Les matches en déplacement leur avait fait voir la Pennsylvanie sous tous ses angles. C'est vrai qu'il y avait dans cet état une rigueur classique germano-batave conservée depuis les premiers colons. Philadelphie était tout de même plus ouverte, c'était une métropole culturelle, à l'ombre de New York, mais avec ses côtés village qui la rendaient sympathiques.

Au centre de Philadelphie, il y avait du bon jazz, à Market Place. Le coeur de la vie diurne et nocturne était incontestablement South Street, lieu de déambulation linéaire, à pied ou en voiture. De préférence une Cadillac à deux banquettes de 3 places, agitée par ses passagers pour marquer le rythme de la musique que projetait son système audio poussé au maximum.

Il y avait, beaucoup plus classique mais très populaire aussi, le Mann Music Center. Le journal Philadelphia Inquirer distribuait des coupons pour des places gratuites de concert: les amateurs trouvaient toujours à se glisser sur les bancs extérieurs à la belle saison.

Asphélia s'installa donc chez Donna. Une semaine fut passée, en semi-congé, à évoquer une foule de souvenirs communs qui revenaient. Quand les revenants furent repartis, il ne restait plus grand chose à dire pour une moment. Donna avait sa vie, ses amis, ses amants. Asphélia au fond gênait, et finissait, elle aussi par être gênée. Asphélia se trouva un travail et un studio. Elle fut engagée par le Mann Music Center pour lequel elle devait susciter du sponsoring privé. Son titre de "fundraising assistant" la mettait en parité avec Judith. Judith, une jeune femme noire d'une grande beauté accueillit gentiment sa nouvelle collègue. Judith emmena Asphélia dans ses lieux favoris: bars, clubs de jazz. Elles furent bientôt très proches. Aussi lorsqu'un matin Judith n'arriva pas au bureau à l'heure prévue, Asphélia s'inquiéta et l'appela sur son téléphone portable.

Judith répondit très secouée: son frère cadet "Junior", avait été assassiné pendant la nuit. Il s'était trouvé à la mauvaise heure au mauvais endroit, la fatalité. Une explication peu convaincante donnée par la police qui cherchait à classer le dossier au plus tôt. Mort d'un noir dans un quartier noir. Malheureusement si fréquent, trop fréquent.

Mais Judith refusait que la tombe de "Junior" se refermât sans que toute la lumière fût faite sur les circonstances du meutre.

Asphélia étendit ses ailes blanches sur Judith et l'accompagna dans son enquête. Judith et Asphélia se présentèrent séparément à une centaine de témoins potentiels, sous le prétexte d'enquêtes de marchés pour deux grandes marques concurrentes de soda. Ce que l'une identifiant comme un début d'information, l'autre le faisait compléter par les mêmes personnes, abordées différemment. Les recoupements et croisements furent bientôt consolidés. Judith et Asphélia établirent les faits comme suit:

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