22 octobre 2007

La part de l'oeil (4)

Chapître 4

...L'esprit le transforme

Rien n’est dans le centre de calcul qui n’ait d’abord été dans les capteurs et les caméras. Voici l’immense cerveau d’analyse et de traitement, massif comme un accélérateur de particules, à la différence près que la particule suivie n’est ni un lepton ni un quark, mais un certain Rodrigo.

Valentina parcourt maintenant le profil de Rodrigo. Il s’agit d’une bible, somme de toutes les informations collectées, traitées et structurées dans le système expérimenté. Valentina se représente ce jeune homme plein d’entrain, réel, occupé à vivre pleinement. C’est loin d’être un pantin, une simple cible de ball-trap. Il y a des laboratoires où le cobaye est sacrifié pour le succès de l’expérience, mais pas ici. Ni Pinocchio, ni cobaye sacrifié, normalement non. Pourtant n’y a-t-il absolument aucun risque à cette aventure technico-scientifique ? Valentina n’est est pas si sûre. Son esprit habitué aux défis de la logique opérationnelle se met en mode exploration. Elle feuillete mentalement un catalogue de scénarios équitablement répartis dans l’espace des possibles. Valentina sait encadrer le risque : elle évalue les probabilité, la vraisemblance des états possibles du système, les transitions sur les branches d’un graphe des transitions entre états. Au moment où tout l’appareil de raisonnement est en place dans son esprit, elle décide de remettre l’exécution de ce grand calcul à plus tard, pour s’immerger dans une narration réaliste : la fiche biographique de Rodrigo.

Valentina ne lit pas façon plate et linéaire. Elle structure, analyse, intègre. Du parcours bouillonnant éclosent des bulles. Est-ce une ébullition savonneuse, éphémère et poisseuse ? Eh bien non, plutôt les bulles d’une bande dessinée en ligne claire, au style Hergé néo-cartésien :
-Jeune-homme vif. Au ping-pong, il n’hésite pas, on le voit toujours sur la balle. Il a été classé.
-Sentimentalement : indécis ou malchanceux ?
Une blessure ouverte, sa rupture d’avec Olga Martorell. Ca s’est mal passé. Depuis, Rodrigo cherche l’ombre et la lumière d’Olga dans la nuit de Madrid. Le dossier contient des photos : les amies successives de Rodrigo, une dizaine en 5 ans. Chacune a quelque chose d’Olga Martorell, mais aussi d’évidentes différences, un côté modèle réduit par rapport à l’original. On diarait des versions réduites et partielles d’une personnalité plus riche, après projection de son espace à N dimensions sur des hyperplans de dimension N-1. Des femmes traces, des femmes empreintes, des signes au bord d’une route... mais pas la route elle-même. Chacune a aimé Rodrigo à sa façon, et Rodrigo n’en oubliera aucune. Rodrigo, attentionné, en écoute, dédie un journal de bord à chacune de ces femmes. Il les fait passer devant, avec une galanterie sincère. Il n’a pas de journal à lui, mais cette collection de leurs journaux « à elles ». Cela signifie aussi que ces journaux parallèles ne sont jamais clos. Selon la force de la réminiscence, la description de l’ex-compagne, l’univers qui se développe autour d’elle, continuera à croître, des lignes de champ s’ajouteront. C’est un ensemble non séquentiel, des vies parallèles, suivies avec respect et intensité. On est loin du catalogue de Dom Juan, il n’y a chez Rodrigo rien du tableau de chasse. Pour chacune Rodrigo a gardé un affect fort, les sentiments ne disparaissent pas à la rupture.
Valentina s’en étonne. Comment cela est-il possible ? Une version cumulative de l’amour, ou les amours s’ajoutent comme des vagues successives, comme des harmoniques d’un même son fondamental (au diapason d’Olga ?).

Rodrigo pense et écrit au fil de ses journaux parallèles que la rupture c’est comme un accident routier. La vie en est changée. Cependant le corps garde la mémoire de l’avant-blessure. Un amputé garde les senssation d’un membre disparu. L’image intérieure est vivante, avec une vie autonome, pas nécessairement totale, mais historique et réelle, comme un rêve interprétable.

Valentina est perplexe. Est-ce que ce jeune-homme est un grand sentimental de roman-photo, lissé et recoloré ? Valentina sourit. Elle s’est piégée. Voici la femme d’action réfléchie qui s’est prise à un jeu interdit, celui de la proximité avec les sujets observés. Il faudra qu’elle analyse ce phénomène, en marge de la grande expérience en cours. C’est une retombée annexe. Pour l’instant elle sait qu’il y a danger à trop s’y attarder. Il faudra s’habituer, prendre du recul, relativiser le lien. La relation toute virtuelle se normalisera. Il ne faut pas perdre le fil, la finalité : il s’agit d’un suivi de cible vectorielle. Le pilote qui se poserait la question de qui pilote l’avion qu’il cherche à intercepter, s’il se posait vraiment cette question, ne lancreait jamais son missile. Il y a des fois ou il vaut mieux ne pas entrer dans la nature des choses, on s’y perd corps et âme.

Est-ce là le problème de suympathie/empathie rencontré par les travailleurs sociaux, les enseignants, les prêtres, les psychanalystes ? Sentir, écouter, mais garder une distance. La grille du confessionnal laisse passer la voix mais rien d’autre.

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