24 novembre 2006

Relations textuelles (2)

Avertissement: jeune lecteur de moins de dix-huit ans ceci n'est pas pour toi. Majeurs, soyez les bienvenus.
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Entretemps, le dialogue avec d’autres présences avait eu le temps de prendre naissance, vigueur et substance. Oscar s’était demandé à plusieurs reprises si sa démarche était la bonne. Le doute parfois lui venait. Les remords apparaissaient sous des formes multiples, mais constamment enracinés dans les même prémices : « et si... ». Et si, d’une part cette stratégie ne menait à rien ? Et si, d’autre part, elle nuisait à autrui ?
Premièrement il aurait perdu son temps, et il se savait capable de s’obstiner des années avant d’abdiquer. Au moment où sa méthode se serait enlisée, tout en absorbant toute son énergie, toutes ses facultés, la terre aurait continué à tourner, ce serait vraiment le temps perdu, le plein fait d’occasions manquées, la vacuité damnante de ceux qui n’ont pas entrepris alors qu’ils le pouvaient, et que Dante met en enfer. Et puis, se retrouver hors-jeu. Consternant.
Deuxièmement, si c’était mal, vraiment mal, d’envahir l’espace privé des gens en prédateur, de nuire à autrui parce qu’on n’a pas assez réfléchi aux conséquences de ses actes, en exécutant des expérimentations psychologiquement destructives sur des échantillons humains ?
Comme vous vous en doutez, Oscar laissait ces réflexions en suspens, sans pouvoir conclure. Il se disait que malgré tout, il fallait suivre la vie et ses imprévus, au lieu de chercher trop tôt et trop systématiquement à éliminer le risque, fût-il humain. Place à l’exécution du plan. Il sera toujours temps ensuite de revenir dessus, et d’analyser. Aussi Oscar poursuivit-il son projet avec constance, énergie, et un engagement sans faille.

Chapitre XI
Francesca da Rimini

Oscar Parmigiano, à quelques jours de la publication de son profil, obtint la première manifestation spontanée d’intérêt. Ses conversations précédentes avec Lorraine et avec Livia résultaient de ses propres recherches de profil, avec son algorithmique personnelle et les critères que lui-même avait fixés. Voici maintenant qu’il était sollicité. Cela le rendit joyeux, volubile même. Il était impatient de savoir de qui venait le message, et les intentions le motivant. Il était fier de son personnage Oscar Parmigiano, qui remplissait bien sa fonction dans l’espace public d’Internet. Oscar se surprit à n’être plus qu’observateur non participant, un Balzac auteur de La comédie humaine, à plus petite échelle, qui refermerait son dernier volume en sachant l’oeuvre accomplie. Un créateur détaché de ses créatures.
Voici qu’au contraire on venait chercher à domicile l’auteur du profil pour lui-même, pour ce qu’on avait pu lire entre les lignes de l’auto-présentation.
L’identité réseau de cette femme, Francesca da Rimini, ne lui évoquait pas grand chose. Rimini, une ville de l’Adriatique, et alors ? En quelques clics, il trouva ce qu’il ignorait mais avait absolument besoin de savoir sur la figure historique et littéraire de Francesca da Rimini : un épisode relaté par la Divine Comédie, où deux êtres Francesca et Paolo sont emportés dans une passion amoureuse interdite lors de la lecture commune d’un livre. Les pages du livres sont tournées, et d’un seul coup c’est l’aveu d’un amour qui dévore et brûle au-delà des siècles.
Le site de Francesca, sur lequel Oscar se rendit dès qu’il eut fini son enquête, révélait une passion littéraire intense, avec des textes en français, italien, allemand, anglais. L’Allemagne n’était pas pour autant présente, mais elle fournissait les interprètes de l’Italie Goethe, Rilke, et d’autres. Rilke avait annoté son « chant de la mer », « Capri, piccola marina ». Shakespeare était cité à propos de la France, avec des extraits de la pièce Henry V. Un anonyme aostain donnait un souffle alpin à l’ensemble, parlant de la marche au sommet pendant la première neige. Enfin, Baudelaire donnait une dimension océanique, « sous d’autres portiques ».

Chapitre XII
Oscar Glasperlenspiel

Oscar, au vu du développement rapide de ses premières rencontres, se dit qu’il fallait sans attendre lancer ses autres sondes, à commencer par son deuxième personnage, appelé Glasperlenspiel en référence au Jeu des perles de verre, roman de Hermann Hesse, autour d’un jeu complexe qui structure une société. Il était d’ailleurs probable que ce masque Oscar Glasperlenspiel, demanderait plus de temps avant d’obtenir un résultat, face à la rareté du profil recherché de joueuse de go.
Il fut surpris de se prendre à douter des critères qu’il avait envisagés pour caractériser la femme de l’est, alors même que le profil se trouvait être le plus proche du monde connu d’Oscar : celui des intellectuels, mathématiciens, physiciens, logiciens, théoriciens de l’informatique. Même si la formulation de la femmes de l’est et de son miroir ajusté ou figure duale Oscar Glasperlenspiel, passait par le méridien des jeux de stratégie et de la logique formelle, Oscar auteur fut ramené par les flots de l’imaginaire ambiant vers un couple intellectuel mythique et exemplaire : Beauvoir et Sartre. Il lui fallut prendre un moment pour méditer sur leur destin. Leur ombre porte sur l’axe Paris-Le Havre – Rouen, et des concentrations fortes de leur souvenir se localisent à Saint-Germain des Prés, ainsi qu’à Rome, Piazza Navona. Simone de Beauvoir – Jean-Paul Sartre, le dipôle en équilibre relationnel idéal ? Certes pas. Plutôt le mouvement persistant de la conscience féminine et la reconnaissance de cette conscience et condition, compensée à son détriment par une exploration individualiste masculine exacerbée, au détriment de la femme partenaire. Des spirales logarithmiques distordantes, aliénantes, où en élargisssant l’horizon de liberté tout en conservant l’intégrité du couple, on brise l’autre à chaque virage. Qu’il est difficile d’être plus, d’être mieux que son époque ! Mais il est encore plus compliqué d’être parallèlement à plusieurs époques de la conscience philosophique : entre le libertinage philosophique et relationnel des Lumières et l’engagement social du XXe siècle industriel. En voulant trop être hors du néant, à toucher l’existence pour elle-même sans les autres, se brise le lien ancestral avec les choses et les gens, le monde tel qu’il est, l’ordre établi confortable. Oscar Glasperlenspiel-Prométhée, projeté à la frontière auprès de la femme-limite, celle de l’est, savait risquer de se perdre à jamais en n’étant plus stabilisé par un champ gravitationnel. Alors Oscar fut saisi d’effroi. A ce point charnière il eut l’angoisse d’être allé trop loin, en apprenti-sorcier sans assurer ses arrières, tel un conquistador qui vient de brûler ses vaisseaux pour n’être pas tenté de reprendre la mer. En espagnol, retourner se dit regresar : régresser . Qui d’autre qu’un véritable alter ego « mot à mot » pourrait répondre à l’appel pour le profil de l’est ? Ceci perturberait l’attente d’Oscar et détruirait ses plans. L’étape en cours devait être intermédiaire et non finale. Or elle risquait bien d’aboutir, d’être engageante. Oscar était profondément inquiet.
Le risque était celui du trop grand alignement, source de résonance, de cohésion extrême, cristallographique. Ce serait peut-être la grande fusion, dangereuse parce que prématurée, avec un souffle de passion dévorant, nourri de plus par la Logique, irrésistible et nécessaire qui lierait les deux profils de l’est. On retrouvait là, par un tout autre bout des choses, les composantes et conditions de l’amour Sturm-und-Drang, l’amour de Werther et Lotte dans Les souffrances du jeune Werther et qui se terminait dans la mort. Le suicide comme style, comme mode absolue et ultime des années 1770. Ridicule idée ?


Chapitre XIII
Spin

La recherche d’Oscar sur l’ensemble des profils d’internautesses pour la femme de l’est aboutit à « Spin », une silhouette brillante, sans véritable possibilité au vu du profil d’en cerner vraiment l’auteur. Spin était féminine comme peut l’être une princesse de l’esprit, avec un côté inatteignable, raffiné à l’extrême, par lequel les femmes d’intelligence se détachent de la masse, et distancent invariablement les hommes. Spin avait visiblement étudié les sciences mais aussi la philosophie. Elle avait su créer son propre chemin, transverse, à travers les champs creux des disciplines universitaires codifiées. Oscar Glasperlenspiel lui envoya ce qui était le plus voisin d’un bouquet printanier au regard de cette femme au bel esprit venue du Siècle des Lumières. Quel hommage peut-on faire à Madame du Châtelet ou à la reine Christine de Suède, sinon un théorème mathématique. Encore faut-il en avoir les capacités. Une sonate musicale ? Oscar voulut rester agile et léger, avec un peu de réserve et mesure, et en même temps amusant.
Voici l’objet qu’Oscar créa pour Spin : un polygone ludique, dont les côtés étaient des énigmes dignes d’un sphinx. Il s’arrangea pour que le bouquet attire mais garda les épines des roses. Il inséra des conjectures non résolues dans son architecture pour en préserver l’ouverture. Enfin, pour la bonne présentation, comme en d’autres situations on emballe soigneusement un cadeau, il anima cet objet d’un mouvement très élaboré, quasi chorégraphique, mobilisant son savoir-faire de programmeur graphique. Le dialogue qui s’établit avec Spin trouva très vite un ton léger, pour les questions les plus profondes. Ils construisirent des représentations communes comme seul en ont les amis proches ou les amants, quand ils partagent en fusion leur vision du monde, des gens et des choses. Pourtant Spin réussissait à faire prendre à leurs conversations des virages abrupts, des accélérations inattendues. Elle voulait visiblement pousser Oscar dans ses derniers retranchements, l’amener à se révéler plus que par une simple image projetée, elle cherchait le passage à la limite. On ne s’ennuyait pas avec Spin !
D’un point de vue des spécialités mathématiques, Spin avait une prédilection particulière pour les nombres premiers et leurs théorèmes de raréfaction, la théorie des groupes finis, et les algorithmes cryptographiques, si prisés par les banques, les Etats, les détenteurs de droits sur des films ou de la musique. Elle énonça pour Oscar un message codé, mentionna quelques indications et demanda une version décodée sous vingt-quatre heures. Elle savait qu’Oscar Glasperlenspiel capable dans l’absolu de décrypter son énigme. Le faire en vingt-quatre heures par contre c’était un tour de force. Cela lui demanderait une concentration et une intensité opératoire en temps limité qui permettrait à Spin de vérifier le sérieux des intentions d’Oscar à son égard.
Oscar, qui ne voulait pas perdre l’occasion d’offrir à Spin un bouquet numérique composé de nombres et d’algorithmes, assorti d’une solution mathématiquement élégante, lança deux projets parallèles :
-un calcul distribué à l’américaine, utilisant les centres de calcul des dix laboratoires du monde où il avait un compte informatique d’accès aux supercalculateurs. La moulinette était lancée.
-une solution algébrique analytique, dans le style franco-russe des mathématiciens crayon-papier.

A la quatrième heure de travail, son système informatique local tomba en panne. Oscar ne réussit pas à récupérer des erreurs profondes du système d’exploitation. Heureusement, les tâches qu’il avait lancées se poursuivraient de façon autonome sur les supercalculateurs, hors de sa supervision. Il était minuit. Dans huit heures il pourrait tenter d’accéder au site protégé de son laboratoire, au sud de Paris. Restait, sans accès Internet, avec du papier et de l’encre, à progresser sur le chemin d’une solution analytique. Six heures plus tard, il avait réduit le problème à quatre questions mathématiques plus serrées, dont la résolution ne mériterait que le nom de lemme alors que leur aboutement formait un théorème. Parmi ces questions, deux étaient d’aspect classique . Il était probable que d’autres les aient résolues avant lui. La troisième question était esquissée dans un livre d’analyse géométrique un peu ancien. 5 ans plus tard, il était probable que l’auteur soit parvenu à une solution complète de cette question. Quant à la quatrième, elle ressemblait à la conjecture sur laquelle travaillait un de ses amis de lycée, Alphariand. Cet Alphariand était un jeune homme sympathique, mais timide à l’extrême. De plus, pour qui ne le connaissait pas,
il semblait lent dans ses mouvements, dans ses humeurs, dans sa pensée. Pire, Alphariand commençait toujours ses raisonnements à voix haute par des remarques semblant sans intérêt. Puis c’était un silence de rumination d’au moins trente à quarante minutes, au bout desquels Alphariand ânonnait d’une voix mal posée une solution élégante entre toutes. Au niveau humain, Alphariand était un peu bourru. Mieux valait s’abstenir de le déranger au mauvais moment : son sommeil par exemple, ou pire, un instant mathématique intense. Oscar se devait de vérifier si Alphariand se trouvait en mode actif disponible avant toute tentative d’appel téléphonique. Comment faire sans ordinateur connecté, avec juste un téléphone ? Oscar se souvint alors que certains de ses collègues avaient en cours une campagne d’essais sur un accélérateur de particules à Caen. Les essais continuaient une semaine nuit et jour. Il trouverait toujours quelqu’un. Il appela, et un ingénieur disponible se connecta pour lui, afin de vérifier l’icône d’état d’Alphariand. Les icônes d’état d’Alphariand étaient familiers à Oscar : « sommeil », « repas », « méditation ruminatoire » ou « instant mathématique intense ». Alphariand se trouvait justement en « méditation ruminatoire ». On pouvait donc prendre le risque de l’appeler sans craindre de s’en faire insulter. Alphariand répondit aimablement mais avec un peu de condescendance :
-si tu avais mieux lu le dernier livre d’Arnold Stein, tu aurais compris que ce problème est projetable sur deux types de représentations. En représentation de Kovalevitch, tu factorises sur une base de polynômes. Ca a été présenté au congrès des Houches l’an dernier. Comment, tu n’y était pas ? Mais tu es vraiment lamentable, mon gars. Tu ne mérites pas qu’on t’explique. Bon, tu notes ? Alphariand le prit par la main, à travers un calcul qu’il ne détailla pas assez, exprès pour lui faire payer son absence dudit congrès où Alphariand avait quant à lui présenté un résultat important.
-La deuxième représentation, c’est celle de Van-Teem – Benayes. Tu te débrouilles tout seul maintenant, tant pis pour toi, je n’ai pas que ça à faire. Oscar savait qu’il était inutile d’insister, même en implorant. Alphariand ne lui dirait plus rien. Oscar remercia, fit une plaisanterie qui ne pouvait faire rire qu’Alphariand, puis il raccrocha.
A sept heures, il avait réussi à rétablir ses connaissances sur la méthode de Van Teem – Benayes. A huit heures son calcul était fini. A huit heures et demie il franchissait la barrière de sécurité du parking de son laboratoire. La N118 roulait encore bien. Il avait visé juste, et était passé avant les embouteillages matinaux de la Bièvre.
Dès qu’il se connecta, il vit les rapports de calculs parallélisés et la solution agrégée. Il compara à l’application de la formule trouvée. Tout s’alignait, quelle chance ! Il ne restait plus quà rédiger proprement la solution anlytique en assemblant les publications, et le rapport de recherche, aussi bien algorithmique que numérique, serait complet.
C’est alors qu’un méfiance nouvelle lui vint. Et si Spin l’avait fait travailler à sa place à elle ? S’il lui envoyait le projet d’article résolvant le problème, ne serait-elle pas tentée de récupérer les résultats et d’y apposer son nom à elle ? La recherche universitaire l’avait habituée à des comportements pervers. Le chef de laboratoire qui interviewe des chercheurs invités et publie un article avant eux, en les dépouillant totalement de leurs résultats. Les équipes Dupont – Cosentino – Smith qui publient les mêmes fonds d’article avec des variantes de surface, en changeant le titre, l’ordre du nom des co-auteurs, dans plusieurs revues scientifiques et conférences. La course aux publications joue au détriment de la qualité et de l’originalité des résultats. Alors Oscar prit la peine d’envoyer son article à une revue américaine qui délivrait des accusés de réception sur la synthèse « titre, auteurs, résultats revendiqués ». Disposant désormais de cette protection, il pouvait écrire à Spin en toute quiétude. Après avoir tapé «envoi », la message parti, il vagabonda sur Internet. Alphariand lui avait malgré tout donné mauvaise conscience d’avoir manqué un congrès important. Il en regarda le programme. En lisant le résumé des papiers présentés, il comprit mieux la réaction d’Alphariand. Par une dernière curiosité il consulta la liste des participants. Moins de 10% étaient des femmes. Parmi elles, la moitié lui était assez connue pour qu’il soit sûr qu’elles n’étaient pas Spin. Il programma une recherche des publications pour les participantes possibles. Un article « bases de Kovalevitch et prédiction cachée » retint son attention. Lors de sa conversation Internet du soir avec Spin, il put confirmer qu’elle était experte en la matière. Spin avait félicité Oscar pour son brillant papier qui refermait définitivement la question posée. Pour le remercier, elle lui proposa une partie de go à jouer dans le café le plus adéquat du Quartier Latin. A lui de trouver lequel.
Oscar : -Alors, nous allons nous voir ?
Spin : - Pas besoin, j’envoie une amie, tu envoies un copain, on est reliés par téléphone/oreillette, et ils jouent comme on leur dit. OK ?
Oscar : -Bon.
Ils convinrent de l’heure et des autres modalités de la rencontre par représentant interposé.
Oscar chercha longtemps, réfléchit encore, ne trouva pas qui envoyer à cette partie. Finalement, il fut bien obligé d’y aller en personne, en usurpant le nom de... Oui, Alphariand. Alphariand l’avait aidé une fois, pourquoi pas deux ? Oscar choisit de s’habiller dans le style de son ami : veste de velours et jean usé mais non troué.
Entré dans le café, au bord du Luxembourg, il s’installa à la table convenue. Une jeune-femme à piercing nasal s’installa face à lui. Elle parlait avec l’accent banlieue-nord :
Femme Percée (FP) : -Ouais, bon, on se la fait ?
Oscar : - Alors vous connaissez celle qui se fait appeler Spin ?
FP : -Si on veut. Connaître ? Bof. Qui connaît qui ?
Elle retroussa ses manches et fit apparaître des tatouages gothiques.
Oscar : -Vous aussi alors vous connaissez la représentation de Kovalevitch ?
FP : -Pas trop. Non. En fait rien-à-foutre. On joue ?
Quand ses avant-bras remuaient, on entendait un cliquetis . Elle portait de nombreux bracelets métalliques, libres, breloquant. Oscar regrettait de ne pas s’être fait représenter. Il n’aurait jamais dû venir. Au cours de la partie, les piercings nasaux lui procuraient une horreur visuelle et les cliquetis des bracelets une horreur auditive.
Il avait en réalité beaucoup de mal à se concentrer, tout en feignant de prendre ses ordres via une oreillette.
FP : -Putain de musique !
Oscar : -Oui, qu’est-ce qu’elle a la musique ?
On entendait une symphonie de Mozart.
FP : -Ca me fait gerber.
Oscar : - Mozart ?
FP : -Non, Karajan.
Oscar : -Pourquoi ?
FP : -Tempo, cassé, pas d’écoute intérieure, c’est chiant à mourir.
Oscar : - Hum.
Il sourit
Oscar : - Vous êtes musicienne ?
FP : - Un peu. Trop.
Oscar : -Quel instrument ?
FP : -Violon
Ils restèrent silencieux jusqu’en fin de partie.
Oscar : -Et Spin alors ?
FP : - Ouais
Oscar : -Spin !
FP : - Ca tourne.
Elle fit un huit du doigt dans les airs. Oscar se sentait mal-à-l’aise face à la femme percée. Elle l’attirait un peu mais le repoussait encore plus, comme la mort quand vous vous penchez par-dessus un parapet. Oscar avait une certitude : il se sentait gouverné par l’instinct de conservation. Jamais il ne franchirait de parapet pour sauter d’un pont. Il n’irait pas danser avec la mort. La femme percée n’était pas pour lui. La fascination musicale, l’élégance tragique de son jeu, son accent banlieue canaille, rien n’y ferait. Cette femme sentait la mort, une odeur d’éther suffocante, un souffle de néant. Le physicien pour une fois suivait son instinct et sentait ces choses. Tout de même, la femme percée était-elle Spin, ou une représentante choisie ? L’esprit d’Oscar tourbillonna dans ces incertitudes aussi tournoyantes que des Walkyries wagnériennes. Il se sentit alors prêt à mettre sur orbite le personnage d’Oscar Odin.

Chapitre XIV
Oscar Odin

Oscar Odin se présenta au monde sous les traits d’un Wotan, affiche ancienne du festival de musique wagnérienne de Bayreuth. De sa silhouette émanait une mélodie de cuivres, soulignée au cor par le nain Oberon. C’était le héros bravant tous les destins dont on peut charger une barque. Son carnet de voyage était bien sombre et litanique, empli de drakkars et de tombeaux runiques. Les liens de son site dirigeaient vers des lieux celtiques et nordiques : Carnac, Stonehenge où l’on entendait la harpe et le souffle du vent dans la bruyère les dunes les fjords. La musique exposée privilégiait la profondeur et l’ampleur des mouvements de l’âme, de Brahms à Mahler, quand la joie-même reste teintée de douleur pour peu qu’elle apparaisse, comme une brève éclaircie au pays du mauvais temps.
Les montagnes décrites par Oscar Odin menaient à Neuschwanstein, rêve abouti du roi-fou. L’ascension se faisait au son de la marche au tombeau de Berlioz pour la Symphonie Fantastique. La descente précipitée s’accélérait comme une avalanche, dans un sombre « heavy metal ».
Les passions artistiques tiraient sur le noir profond, cinématographique, de Byron à Hölderlin, de Pabst à Bergman et Fassbinder pour sa « Sehnsucht der Veronika Voss ».
Les fruits préférés festonnant l’entrée du site ne pouvaient être que des fraises et cerises, symboles bruts et médiévaux de plaisir et péché, à la saison où même l’esprit du Nord voyage et qu’il fait jour à minuit à Lund et Malmö.

Chapitre XV
Hildegard

Dans son filet d’or tendu au bord du Rhin, Oscar Odin n’attrapa pas de carpe magique ou de sirène. Par contre, le regard circulant de Hildegard l’aventureuse se posa sur lui. Elle laissa sa griffe sanglante sur le site d’Oscar Odin, avec quelques indices attestant d’une hésitation torurée à prendre contact. Pourtant, une fois sa marque creusée, elle semblait avoir la prémonition d’une lame de fond tragique qui réunirait ces deux êtres se faisant face, dans un immense et terrible glissement de leur terrain respectif. Instant étoilé de fusion, quand les plaques continentales se chevauchent avec fracas.
Hildegard évoquait l’angoissse nocturne d’un accouplement qui se révélerait mortel, mais pas pour autant évitable ou moins désirable. Le souffle doux mais terriblement froid d’Hildegard arrivait sur les cheveux épars de Oscar Odin.
Ils eurent d’immenses conversations aux paroles contrastées, amples, d’un relief profond. Ils descendirent dans des cryptes qu’ils s’inventaient en communiquant. Les escaliers en colimaçon de leurs inconscients s’enroulèrent l’un sur l’autre, formant une hélice concentrique de désirs, d’angoisses et d’espoirs. Webern et Berg résonnaient dans leur tête. Ils allaient s’abandonner chacun au rêve de l’autre, l’enfance reparcourue à deux, les obsessions, les ombres fantômatiques des premières années, échangées, recomposées dans une synthèse psychanalytique active.
Hildegard emmena Oscar dans une introspection duale où leurs quêtes-miroirs se trouvaient mêlées, entrelacées, dans des amours à la fois nouvelles mais aussi réincarnées, perpétuant le rêve originel. C’était à la fois une aube de mai et un crépuscule de novembre.
Hildegard créa pour Oscar Odin une épreuve symbolique. Elle voulait vérifier de quelle trempe il était, et si son instinct héroïque le porterait assez pour cet amour qu’elle voulait sublime sinon rien.
Oscar dut se rendre à la gare d’une petite ville de Forêt Noire, y ouvrir une consigne numérotée. Il chargea sur son dos un lourd sac qu’il n’avait pas le droit d’ouvrir sans instruction. Enfin, il prit au fond du casier une carte de randonnée annotée. Il lui faudrait trouver les balises, avec objets et messages, le long d’une course d’orientation sur mesure. A lui de combiner les indications pour prouver à Hildegard que lui aussi était un être d’exception, et qu’il tenait assez à elle pour persévérer et ne pas se laisser démonter par les difficultés rencontrées en chemin.
Un orage surprit Oscar en route pour la première balise. Il la trouva en haut d’une colline escarpée, sur un tas de pierres. Le message, inscrit à l’encre, était effacé par endroits, sous l’effet de la pluie. Oscar sourit et se dit que la fragmentation de la parole écrite, le vieillissement prématuré, tout cela allait parfaitement avec l’esprit fascinant de Hildegard. Cela voulait dire :
- Souffre pour moi. Sois à moi. Vois si j’en vaux la peine. Que ce soit vraiment ton choix, un choix fort et engagé, pas l’inclinaison du moment. Je veux que tu doutes et que pour moi tu surmontes le doute.
Dans ces moments-là, Oscar se sentait entraîné dans un escalier à vis qui menait aux entrailles de la terre. Il lui fallait absoulment suivre la flèche, trouver le chemin, aller là où Hildegard avait souhaité qu’il allât. En même temps, Hildegard laissait à Oscar la possibilité d’improviser, et de dévier le cours. Lorsqu’Oscar eût fini le périple démarré à la consigne de la petite gare de la Forêt Noire, au lieu d’établir le contact avec Hildegard, comme la dernière balise demandait de le faire, il laissa s’installer un immense silence. La faille s’élargit immédiatement, comme une fracture sismique. Hildegard prit peur. Elle craignit honnêtement d’avoir été à l’origine d’une catastrophe fatale pour Oscar. Que faire ? Un remords cruel la rongeait. Elle décida alors de prendre sa voiture, et d’aller au plus vite à l’extrémité du parcours qu’elle avait tracé.
Il lui faut rouler de nuit, sous la pluie. Très concentrée, elle arrive épuisée au bout du voyage. Oscar est reparti, laissant ses propres messages sur les dernières balises de la course d’orientation. Cela donne le même effet incongru qu’un drapeau, américain par exemple, planté sur la lune. Homme transgresseur, Adam poussé par une Eve-serpent. Hildegard est éperdue mais rassurée. Elle s’est laissée déstabiliser par ce chevalier intemporel qui surmonte les épreuves puis les retourne vers son instigatrice, en en poursuivant l’esprit, traçant un chemin de croix à reculons.
Hildegard s’assied sur une pierre qui aurait pu être runique. Elle se rend compte de la vanité de sa course. Elle a défié l’homme et s’est fait à son tour emmener dans un autre défi. Elle ne sait plus, plus rien. L’espace autour d’elle a perdu de sa consistance. Il est mou et mélangé. Elle médite le message qu’Oscar lui a laissé :
-en voulant être oiseau, Icare perd tout : sa vie, son rêve.
Hildegard s’imagine en oiseau-ibis. Elle se laisse emporter dans une rêverie érotique qu’elle situe facilement au département des Antiquités égyptiennes du British Museum de Londres. Hildegard redevenue femme atterrit près du sarcophage externe doré d’une momie. C’est la nuit, Hildegard s’est volontairement laissée enfermer dans cette salle égyptienne, après un après-midi passé à visiter une exposition marquante sur l’érotisme à travers les âges. Elle n’avait pas trop envie de visiter l’exposistion, mais son amant Art lui a demandé de façon si suggestive et si convaincante, qu’elle n’a pu refuser.
Pour éviter les cellules de détection optique, il a fallu à Hildegard retrouver toute sa dextérité de ballerine aux mouvements glissés. La musique des ballets de Tchaïkovsky l’a guidée jusqu’à la momie-rendez-vous, un Piccadilly Circus en plus ancient et plus dangereux. Le danger est certes aussi celui du système d’alarme et de surveillance mais aussi l’angoisse dieux anciens et déchus, pouvant rôder dans le musée, des maladies en sommeil, des malédictions réactivées par la transgression-profanation.
Art, sportif, rejoint Hildegard depuis une autre aile du musée. Il faut reconnaître qu’il en coûte plus à Art qu’à Hildegard d’imprimer à son corps des mouvements indétectables. La concentration d’esprit et la force physique lui permettent de compenser la grâce qui lui manque. Le voyage dans le temps au travers des collections du musée, amène les amants au sarcophage. Ils finissent par entrer dans le sarcophage et se trouver hors d’atteinte des systèmes d’observation et détection du musée. L’instant est magique. Le désir, vu, analysé, partagé par Hildegard lors de l’exposition sur l’érotisme, la démange. Elle n’en peut plus d’attendre. Art le sait, et rend à Hildegard le culte voué jadis à la déesse des sables. La fermeture éclair de la robe d’Hildegard descend doucement dans un léger bruit, l’étoffe abaissée par Art glisse et se froisse sur le sol, quand Hildegard achève de s’en débarasser. Art se presse contre son dos. Hildegard laisse ses seins libres pointer dans l’air mystérieusement chargé de parfums de bois anciens du musée. Bientôt ces seins retrouvent un soutien. Les mains d’Art les caressent, les enveloppent, s’attardent aux pointes. Hildegard caresse le cou d’Art. A son tour de faire glisser la veste de cuir d’Art. La veste s’affaisse doucement sur le parquet du musée. Le claquement est celui du fouet, chargé érotiquement d’autant qu’il est sensuellement amorti. Peut-être est-ce le signe d’un esclavage mutuel que se consentent les amants dans un plaisir immense qui fait vibrer les corps ?
Art parcourt de haut en bas le corps de Hildegard-Isis, s’attardant aux fesses et aux pieds. Hildegard est prête. Art la place précisément, debout dans le sarcophage qui épouse ses formes. Les représentation érotiques de l’ancienne Grèce vues plus tôt lui reviennent, elle se laisse envahir par les images et les sensations. Elle s’imagine en pyramide secrète destinée à renfermer l’obélisque de chair qui monte vers elle.
Une onde de plaisir agite les deux amants. Hildegard pense à la fermeture, possible à chaque instant, du sarcophage, et cela augmente encore son excitation. Elle jouit sans interruption. Elle reprend conscience sur son rocher. Effectivement, elle a joui. Le reste n’était qu’un rêve, mais elle l’aimerait prémonitoire ce rêve. Qui est donc Art ? Qui sera-t-il ? Peut-être Oscar-Odin ?
De ce rêve, Oscar aura plus tard un récit, par épisodes, répartis sur une semaine.


Chapitre XVI
Oscar légionnaire

Le dernier attracteur/séducteur étrange d’Oscar devait encore être publié. Il lui avait demandé un effort particulier, parce que c’était le personnage le plus éloigné du vrai Oscar. Oscar se documente, il rassemble ses souvenirs du service militaire, revoit les films de Schoendorffer, puis les glorifications guerrières plus récentes de Hollywood. Finalement son point d’appui principal pour construire ce personnage sera son expérience personnelle dans les Forces Françaises en Allemagne. Ce fut une période étrange et singulière, qu’il avait jusqu’alors laissé de côté sans l’analyser, comme s’il voulait d’abord laisser mûrir les choses. Il n’a plus le choix, le moment est venu de trier images et souvenirs. Ces souvenirs serviront à Oscar légionnaire.
Il y avait eu cette arrivée en train de nuit, après une escale des plus désagréables dans la ville de VVV. L’éclairage de la gare de VVV était lugubre, ce qui aurait pu l’amuser sans la fatigue lourde pesant sur lui. Ils étaient 3 amis aspirants rejoignant leur affectation en sortie d’école d’officiers.
La SNCF et l’armée sont deux soeurs, vieilles et chevrotantes, qui n’en finissent pas de se ressembler, quand bien même elles essayent d’avoir un aspect différent. Poussiérieuses, faméliques, attachées à l’uniforme et aux traditions, porteuses de règlements désuets, elles ont leur langue secrète parlée par les seuls initiés.
Les gares de l’est, villes de garnison, ferment la nuit, jusque 4h30 du matin , le plus souvent. Vous sortez de la gare sous l’oeil des policiers en civil. L’un d’eux vous contrôle. Vous vous présentez : grade et nom, mais l’inspecteur ne bronche pas, puisque la police et l’armée s’observent avec méfiance. Un mur d’incommunicabilité les sépare. La police contrôle, l’armée occupe.
-C’est bon, circulez.
Et alors, se dit Oscar, pour aller où ? Il n’y a rien à faire à VVV, juste un bar qui ferme. C’est une ville frontière, un lieu de basculement, avec une vacuité nauséeuse.
En comparaison, la petite ville de garnison des Forces Françaises en Allemagne où Oscar prit son service s’avéra être un endroit charmant. Certes, sur la grand-route, à quelques kilomètres de là, se trouvait un Eros Center. Officiers et sous-officiers de carrière s’y succédaient. En s’éloignant encore, par une petire route qui serpentait tantôt en forêt, tantôt à travers champs, on découvrait un clocher ancien, son église, un village de maisons à colombage, et au bord d’un ruisseau, un Tanzcafé. Oscar y a des souvenirs, assez chers pour qu’il ne souhaite pas les partager. Disons pour faire court que le Tanzcafé est sans doute un rocher sur lequel la Lorelei est venue s’asseoir près de lui. Ils ont dansé les yeux dans les yeux, ils se sont parlés, en heures argentées, magnétisés à l’extrême l’un par l’autre.. Le reste est une poésie qui reste à écrire.
A ces bases personnelles encore très présentes, Oscar ajouta celles de l’histoire vraie récemment publiée du légionnaire Ilo de Franceschi et de Madeleine Allain, quand l’amour se nourrit sous des enveloppes de la Poste aux Armées, l’un dans son désert de sable, l’autre dans son désert humain urbain. Sur Ilo et Madeleine avait plané l’ombre d’Antinéa, créature fascinante de Pierre Benoît.
Evidemment un tel profil d’Oscar légionnaire n’attirera pas l’authentique femme du sud, de l’Afrique vraie, mais l’étrangère post-coloniale de passage, ou bien quelqu’un de singulier qui réagit contre l’idéologie véhiculée par ce profil.

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