24 novembre 2006

Relations textuelles (6)

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Chapitre XXX
Hildegard
Hildegard suivait les présentations avec intérêt, espoir, et un rien d’angoisse. Le jeu était étrange et risqué. Les liens et les affinités qu’elle avait vus se développer en ligne étaient menacés, bouleversés, amplifiés, ou parfois cassés. Oscar, qu’elle avait longtemps considéré comme un amant possible était désormais rayé de sa liste verte, relégué au rang des anonymes. Pire, il était pour toujours exclu, effacé, ne réapparaîtrait plus. Et pourtant. Justement, c’était là toute la déception. Avoir construit une cosmogonie, une représentation idéale, une harmonie complète, pour la voir balayée ici-même. Oscar lui rappelait des faits douloureux arrivés cinq ans plus tôt, de mémoire encore douloureuse. Hildegard préparait une thèse de littérature germanique. Elle participait à un colloque à Heidelberg. Un groupe sympathique de jeunes gens d’univeristés allemandes, autrichiennes, suisses, et françaises s’était formé. Le cercle se réunissait le soir après les sessions et poursuivait tard dans la nuit des conversations passionnées. Hildegard s’était insensiblement rapprochée, sans d’abord le sentir, d’un étudiant en philosophie qui étudiait le modèle hegelien de l’histoire et son influence sur les publications d’historiens des XIXe et XXe siècle. Alain avait d’abord étudié à Vienne. Il s’était initié à la méthode psychanalytique et s’en était servi pour repenser Hegel, après Marx et Marcuse. Les idées qu’exprimait Alain avaient séduit Hildegard. Elle étudiait les transpositions de chansons de geste entre la France et l’Allemagne, partant du cas Chrétien de Troyes – Hartmann von Aue. Le concept de transposition les avait emmenés vers la musique baroque, de Vivaldi vers Bach, et de Bach aux Suites françaises. Alain avait donné envie à Hildegard d’écouter Glenn Gould dans les Suites françaises, et Hildegard avait convaincu Alain de s’initier au Minnesang.
Les gestes qu’Alain avait formés, avec les mains qui montent en vibrant faisaient penser à un rituel d’église. L’esprit se libère en s’élevant « ad lumen verum » par une « clarificatio mentis » comme disait l’abbé Suger de Saint-Denis.
Alain et Hildegard eurent de longs échanges sur la pensée historique et a-historique, sur l’universalité et l’homogénéïté thématique dans l’Occident médiéval, sur les variantes observées. Ils s’interrogèrent sur le modèle du poète-auteur protégé par un mécène, sédentaire, opposé à celui du troubadour itinérant de château en château.
Ils jouèrent aussi à penser l’histoire de façon contrapuntique, avec incarnations successives du pouvoir et du droit, en évolution, en dialectique, la disputatio antique, comme Rabelais la met en scène avec l’anglais Thaumaste. Le progrès social, en marche d’escalier, et des vies broyées à chaque franchissement de marche, une image à la Eisenstein. Ils poursuivirent jusqu’à la remise à la mode du mythe de Spartacus en 1968.

Hildegard aurait abandonné l’idée pour l’action. Elle s’en était longtemps crue incapable. Plus maintenant ? Elle se connaissait aseez : elle pouvait s’engager. Malheureusement l’époque n’était plus aux grandes et belles causes. Ces causes nobles étaient passées sous ses yeux sans qu’elle s’en rendre compte. Il était trop tard. La politique n’attire qu’un moment. Une fois la conscience fixée, elle s’approfondit, mais ne s’ouvre plus. Peut-être même observe-t-on avec l’âge un resserrement de la sphère d’intérêts du général vers le particulier, de l’universel au singulier ?
La réception sylvestre arrivait au bon moment. Hildegard pensait, à la suite de ces révélations mutuelles, éclaircir les zones restées sombres de sa vie émotionnelle passée. Peut-être même, pourquoi pas, retrouver l’élan suspendu de cette rencontre de Heidelberg, en cet endroit où Nietzsche marchait sans fin sur le côteau. Les années et les hommes venus après Alain n’avaient été qu’une diversion. Le temps était venu de voir juste et de vivre les choses jusqu’au bout. Elle renouerait avec ce style zarathustrien archaïque, irritant pour beaucoup de ses contemporains, mais inéluctable, ce qu’elle appelait « le brio péripathétique ». Mais oui, elle retrouverait son vrai chemin, après s’être égarée comme Dante sans Virgile.
Oscar aurait-il pu incarner cet élan ? En avait-il la force ou plutôt le désir ? Oh, Hildegard ne se contenterait pas d’un vague désir, il lui faudrait du souffle, de ces désirs qui durent, s’exacerbent, se régénèrent en s’assouvissant. Un héro de saga qui se prendrait à l’enchaînement de jeux multiples ? Et Zéphyr soufflerait-il un vent favorable propulsant leur drakkar loin des côtes ? Hildegard imaginait le doux bruissement de l’eau sous la coque du drakkar rapide, filant en Mer Baltique, dans la chaleur lumineuse d’août. Ils aborderaient l’île blanche de Rügen, et se perdraient sous les arbres, fondateurs énéïques d’une dynastie nordique.
Ce tableau, à peu de choses près, Caspar David Friedrich l’avait peint. Il suffisait de s’y installer et d’y prendre une pose souple. Hildegard se savait maintenant capable d’y durer.

Chapitre XXXI
Permutation

Ce fut Permutation qui vint vers Oscar et lui sourit. Ils se connaissaient depuis cette partie de go au Quartier Latin. Oscar, surpris, ne sut que dire, et sourit en retour.
-Ne dis rien, viens
dit-elle en indiquant le chemin. Elle ne souriait plus. Elle avait le visage grave et beau des moments où on a conscience de vivre un instant-clé.
Ils marchaient côte à côte sur un sentier ombragé,sans oser se regarder, ou plutôt sans en avoir besoin, sauf à des intervalles très espacés. Alors venait à l’un et à l’autre la folle envie de vérifier la présence de l’autre :
-Elle est là
-Il est là
Se disait l’une, se disait l’autre.
-Elle veut me voir. Quelle chance !
-Il me regarde, j’aime ça.
Il suffisait pour cela d’un mouvement léger de la tête de l’autre.

Téléguidés mutuellement, ils s’éloignaient de la réception de Zéphyr. Ils étaient seuls dans la nature et ils s’y sentaient bien. Le temps passait sur eux sans les toucher. Puis, ce fut l’orée de la forêt. Le sentier débouchait sur un chemin de halage, au bord de l’Oise.




Nice 29 mars 2006 – Londres 16 juillet 2006

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