24 novembre 2006

Relations textuelles (5)

Avertissement: ceci ne doit pas être lu par des lecteurs de moins de dix-huit ans. Majeurs, bienvenue.
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Chapitre XXVIII
Zéphyr

Zéphyr envoya l’invitation suivante à ses amis, internautesses et internautes choisis :

Message de : Zéphyr

Destinataires :
-Mesdames Livia Gallica, Lorraine Gelée, Hildegard, Francesca da Rimini, Spin, Permutation, Grenadine, Menthe en vérité
-Messieurs Andrea del Castagno, Arnaud Daniel Oc, Gaston Phébus, Oscar Glasperlenspiel, Oscar Légionnaire, Oscar Odin, Oscar Parmigiano

Objet : invitation sylvestre

J’ai le plaisir de vous convier à une réception sylvestre ce onze août, à la Croix Blanche, dans la forêt de Verville. L’accueil se fera à onze heures. Tenue sylvestre, nymphe, satyre, ou variante.

Oscar médita longuement sur l’invitation de Zéphyr. D’une part, Zéphyr, individu ambigu, le mettait mal à l’aise. D’autre part, quelle occasion intéressante, avec une forte probabilité de rebondissements surprenants. Mais quelles étaient les intentions de Zéphyr ?
Se créer une fête de débauche toute personnelle ? C’était bien possible. Un vent gonfle toutes les voiles qu’il rencontre et Zéphyr, léger, pouvait être un de ces libertins équivoques en quête de proies toujours nouvelles.
Nouer et dénouer les intrigues de tiers ? Son comportement d’entremetteur, toujours à se mêler de ce qui ne le regardait pas, cautionnait cette hypothèse. Zéphyr semblait à l’aise au milieu des gens, à présenter les uns aux autres. Il devait aussi trouver un malin plaisir à faire tomber les masques, à révéler les stratagèmes et provoquer les aveux.
Créer un club avec les amis dont il avait apprécié la conversation sur Internet ? Zéphyr savait créer un climat de confiance. Il trouvait les mots, il avait du style.
Quand bien même les intentions prêtées à Zéphyr eussent pu paraître suspectes, il n’en restait pas moins que sont invitation était bien tentante. L’occasion, quelle qu’en fût la motivation, était trop belle et trop importante pour que l’on songeât à s’y soustraire. Oscar continua à donner libre cours à ses pensées. Il lui fallait tenter d’anticiper quelques scénarios possibles. Ce qu’il imagina ne nous est pas connu, comme pour son récit des mille-et-une nuits ou un peu moins, dont la véracité n’est ni confirmée ni infirmée. Tout ou partie de ces nuits pourrait n’être qu’un rêve. Tout ou partie pouvait aussi bien être réel.
Revenons à la fête sylvestre. Oscar était certain d’une chose : en allant à la réception sylvestre, il s’embarquait pour Cythère. Il choisirait sa gondole, et les masques et facettes qu’il avait publiées sur Internet devraient impérativement fusionner en un seul Oscar, si possible le vrai !
Alors l’idée lui vint que cette réception, d’intéressante, pouvait devenir décisive. Serait-ce une simple étape ou la conclusion de sa quête ? L’âme-soeur lui serait-elle révélée ?
Quant à Zéphyr, ce deus ex machina qui tirait les fils du destin, était-ce une manifestation de Cupidon ?


Chapitre XXIX
Une réception sylvestre

Le onze août à onze heures, à la Croix Blanche de la Forêt de Verville, un quatuor à cordes vêtu de couleur sable sombre joua de la musique de chambre romantique, en guise d’ouverture.
Zéphyr rayonnait. Son plan commençait à se réaliser. Invités et invitées prenaient place, formant un cercle autour du quatuor.

Chapitre XXV
Francesca da Rimini


Au violoncelle se trouvait Francesca da Rimini. Son regard croisa celui d’Oscar, en une longue question. Les yeux de Francesca, marron clair, lui étaient connus. Une photo zoom, en large bandeau , des ces yeux très singuliers, occupait la partie supérieure de la page d’accueil sur le site de Francesca.
Ils s’étaient identifiés. S’étaient-ils déjà rencontrés ?
Oscar se mit à revoir cette journée de juillet, une journée idéale pour la randonnée alpine entre la France et l’Italie. L’air était encore frais. Tous deux Oscar et Francesca portaient des chaussures de montagne et un sac léger. Francesca avait un short noir qui mettait en relief ses cuisses élégantes et la chute de ses reins, qui fascinait Oscar plus que les torrents traversés. Pour compenser le poids, raisonnable, du sac, elle s’inclinait un peu vers l’avant, ce qui offrait à Oscar un accès illimité à la partie la plus profonde de son décolleté. Rien ne perçait du regard de Francesca, derrière des lunettes de soleil très sombre, version glacier. L’opacité noire couvrant les yeux accentuait l’importance expressive du mouvement des lèvres, ultime expression faciale, à laquelle Oscar était suspendu. Ils progressaient à bon rythme, jusqu’au moment où Oscar découvrit un champ de myrtilles dans le bois qu’ils traversaient. Ils posèrent leurs sacs à terre. Francesca souleva ses lunettes de glacier en les remontant dans ses cheveux mi-longs. Ils commencèrent une cueillette dégustation. Leur langue vira au violet sombre, leurs doigts se noircirent du même colorant naturel. Ils s’en amusèrent beaucoup. Pour cueillir les myrtilles, ils étaient penchés côte à côte. Francesca hésitant entre plusieurs fruits, Oscar lui en proposa une poignée qu’il venait de cueillir. Elle ouvrit la bouche. Il y déposa délicatement les baies, une par une. Francesca souriait à chaque fois qu’elle refermait la bouche sur un fruits. C’était un sourire de reconnaissance, de délice, de joie pure du partage. Quand la main d’Oscar fut vide, elle ouvrit encore la bouche en fermant les yeus et ce fut la langue d’Oscar qui se substitua aux baies . Leurs langues violettes se mêlèrent. Francesca les yeux fermés prit de ses mains les joues d’Oscar avec douceur et fraîcheur. Leurs corps se serrèrent. Ils s’abaissèrent lentement pour s’allonger sur la mousse du sous-bois.
Ils s’exploraient mutuellement avec des mains agiles, des doigts intelligents et sensibles. Les seins de Francesca se tendirent au toucher léger d’Oscar. Elle comprit vite que son partenaire n’en pouvait plus d’attendre et fit descendre le short d’Oscar, libérant un phallus en pleine érection. Il fut sur elle avec douceur et intensité. Elle l’attira, le guida entre les lèvres humides et gonflées de son vagin. Il entra, poussa comme on le lui demandait. Elle jouit, surprise, d’un seul coup, après avoir tant attendu. L’homme en fut si heureux que son rythme augmenta. Francesca contractait périodiquement son vagin, d’abord volontairement, puis nécessairement, enfin comme la vague qui va et vient. Elle commanda très vite l’éjaculation de son partenaire et sa propre jouissance. La forêt les couvrait de son ombre. Le temps ne comptait plus. Leurs rythmes accordés s’étaient maintenant unifiés, guidant hypnotiquement la suite de leur ébats.
Francesca, cette même femme aux myrtilles, jouait maintenant la partie de violoncelle, l’instrument planté dans le sol, lègèrement incliné, calé entre ses cuisses. Le concerto donnait un élan remarquable à la réception sylvestre, dont on savait qu’elle serait un tournant dans la vie des convives.
Chapitre XXVI
L’assemblée

Elles étaient là ces femmes-personnages, maintenant bien réelles. Se préparait le choc de la mise en présence. Quelle joie aussi pour chacun et chacune d’assister à une révélation, voir le voile levé : celui des autres par curiosité, le sien propre par honnêteté. L’instant était imminent où il faudrait se montrer totalement, sans arrière-pensée, sans dissimulation aucune, être ce qu’on est, disparus les artifices de présentation et de représentation.

Le quatuor s’arrêta pour que démarre le tour de table ludique proposé par Zéphyr :
Si j’étais une oeuvre littéraire...
Si j’étais un animal...
Si j’étais une oeuvre musicale...
Etc...

Zéphyr proposa de procéder dans un ordre tiré au sort. Un homme commença : Ulysse-voyageur.


Chapitre XXVII
Ulysse-voyageur

Ulysse-voyageur se mit face aux invités et s’exprima en ces termes :
-Ami Zéphyr, amis de Zéphyr, nous voici réunis pour lever le voile. Le monde flottant des réseaux nous a mis en relation les uns avec les autres. Les connexions se sont établies, développées, étendues. Tout cela se passait dans l’autre monde, un monde semblable à celui que Platon décrit sous la forme des Idées. Nou voici face à face. Soyons-en sûrs, ce n’est ni plus ni moins facile, mais différenet, pour ce qui est de communiquer, nouer des amitiés, trouver des affinités. Nous allons tous ensemble sauter, franchir la barrière entre les deux mondes virtuel et réel. J’en suis comme vous tout réjoui et énervé à la fois. Assez de préliminaires, je vais maintenant me livrer à l’exercice imaginé par Zéphyr, et qui me semble bon.
Pardonnez-moi, je cède à la facilité, en bon Ulysse, c’est l’Odyssée qui me colle à la peau, je m’y sens bien.
Sachez Mesdames que je cherche Circé la magicienne. Ce que j’aime en elle, au-delà de son charme féminin, c’est qu’elle est ensorceleuse et le sera toujours. Il me faudra garder assez de force et de vigueur d’esprit pour résister à sa magie, pour ne pas devenir fou ou pire inerte. Je pressens qu’elle m’attirera autant qu’un humain peut être attiré, et qu’à nous deux nous inventerons un pays jamais vu, bordé de fjords enneigés surmontés de maisons de bois. Nous y retrouverons et prolongerons les inventions métachromatiques de Baudelaire, lorsque sentiments , objets, corps, pulsions, tournent et oscillent sous le vent et les marées.
Si j’étais un animal ? Je serais sans hésiter un dauphin, animal positif par excellence, immergé dans une harmonie océanique, conscient des courants, sachant communiquer. Ulysse réincarné en dauphin, quoi de plus naturel ? Et puis, le temps venant, par continuité, je me réincarnerais en cheval. Quel dauphin n’a pas rêvé d’être un cheval ? Quel animal n’a pas voulu changer d’élément ? Ah ! La course du cheval, son hennissement, la stabilité de ses quatre pattes. C’est aussi pour sa puissance physique que j’envie le grand cheval ardennais dont les sabots creusent dignement les chemins de campagne. Il faut bien que je le dise, l’imaginaire chinois aussi m’a guidé vers le cheval, symbole de puissance sexuelle. Le cheval n’hésitera pas, cheval de course ou de labour, procréateur d’élite, à faire sa saillie, ensemançant une jument du meilleur sang. Il fondera une dynastie. J’aimerais être ce cheval Enée, apte à la course, au saut, au combat de cavalerie.
Pour compléter la liste de Zéphyr, j’ajoute que si j’étais un arbre, j’aimerais être un chêne pour avoir un peu de la sagesse de ma protectrice Athéna.

Oscar observa que parmi les auditrices, dont les identités ne lui étaient pas encore toutes connues avec certitude, certaines étaient sous le charme de l’orateur, alors que d’autres comme Permutation l’avaient trouvé trop éloquent. Le sort désigna Spin pour prendre la suite.
Chapitre XXVIII
Spin se présente

Une voix de mezzo bien posée se fit entendre :
-Bonjour à tous ! Appelez-moi Spin. J’ai choisi ce nom en référence à la rotation de la balle de ping-pong sur elle-même, et aux effets qu’il faut donner pour obtenir cette rotation. C’est aussi la description quantique microscopique du magnétisme.
J’en viens à la première question de Zéphyr : si j’étais une oeuvre littéraire, je serais « Cent ans de solitude » de Gabriel Garcia Marquez. On y voit des personnages parcourir plusieurs états : tantôt celui d’une ombre atone, tantôt protagoniste principal plein de couleur, de relief et de vie. Ils ne meurent pas, ils tombent en desuétude ou en disgrâce, par usure, puis un jour reviennent, comme par une résurgence de mode. Je retrouve dans ce livre une forme particulière de vie, comme celle des idées mathématiques selon Platon puis Leibnitz : parfois pur objet esthétique de collection, parfois instrument puissant de tranformation du monde. Ma vie professionnelle, cheminant dans les mathématiques et autour, me donne à vivre la présence intense et immédiate des problèmes qui m’habitent, alternée avec un sommeil gris des équations redevenues figées et stériles quand on n’arrive plus à le voir vraiment.
Si j’étais un animal je serais une cellule, souple, microscopique, apte à se diviser.
Si j’étais une oeuvre musicale, je serais l’Art de la Fugue de Bach. Cette oeuvre est tellement fondamentale, elle me semble urbanisée de la meilleure des civilisations : la civilisation universelle. Les instruments n’y sont pas spécifiés, ce qui donne une entière liberté de parcours, et en élargit le champ.
Si j’étais un arbre, il me faudrait être un abricotier, parce que j’adore son fruit. On y respire l’été en concentré, et au centre s’y trouve un noyau.

Oscar observait Spin. Il lui fallait convenir qu’il n’avait jamais vu de mathématicienne aussi jolie, hormis, à sa façon décalée, Permutation.

Ce fut ensuite le tour d’Andrea del Castagno, peintre amateur très éclairé, fasciné par les assemblages de couleur formés par la nature en de précieux moments de transition : le rosé de l’aube, diffusé sur les nuages, la rougeur du soir d’été sur la mer. Il se référait comme étalon d’harmonie des couleurs à cette Vierge d’Andrea del Castagno vêtue de rose insaturé et de bleu adouci.

Oscar observa que parmi les participantes, celle qui lui semblait être Lorraine Gelée avait le regard brillant. Il était bien possible qu’elle ait trouvé en Andrea un alter ego. L’aube et les crépuscule les avaient rapporchés, entre lmumière et texture come dans l’oeuvre du Lorrain Claude Gelée. Les yeux de Lorraine, aux irisations marron clair, rappelaient un soleil couchant encore doré, d’un paysage totalement inventé par Le Lorrain. Le sourire d’Andrea, les yeux et les mains vers le ciel comme dans un Greco, étaient en résonance avec ceux de Lorraine. Zéphyr le vit et s’en réjouit.

Oscar ne savait trop que penser. Il constatait et enregistrait ce qu’il voyait et entendait comme un historiographe du Grand Siècle, soucieux du détail, faisant passer la grandeur des événements et des attitudes avant son propre intérêt. Il ne pouvait échapper pourtant à un retour sur l’impression faite par Spin, et la comparer à la représentation qu’il en avait eue auparavant. Il douta . La course contre la montre mathématique, dédiée à Spin, lui avait fait mobiliser son savoir et son énergie. La raison qu’il avait eue de le faire se trouvait maintenant diluée par les propos perçus, qu’il avait trouvés fades. Spin, femme-abricot, celle qui s’était dérobée à la partie de go, gardait un certain attrait , mais la fascination n’était plus là. Jolie, intelligente, oui, mais un côté trop lisse...

Arriva pour Oscar le moment de se présenter. Il le fit, et fort mal à son avis. L’oeuvre littéraire qu’il avait choisie était « Le Rouge et le Noir ». Il voyait en Julien Sorel l’inspirateur de sa propre quête, mobilisant les moyens qu’il pouvait inventer pour atteindre ses fins, sans avoir mesuré les conséquences possibles de ses initiatives, toujours dans une fuite en avant napoléonienne.
Oscar se mit a nu, il alla jusqu’à expliquer son dispositif de profils multiples d’Oscar, avec la transparence qu’il avait l’habitude de pratiquer pour les conférences scientifiques. Clairement, ce faisant, il se discrédita à jamais aux yeux des convives les internautesses et les internautes : on ne triche pas avec la « netiquette ».
L’oeuvre musicale choisie « Les Quatre Saisons » faisait écho aux quatre femmes cardinales de son système, pour tant il sentit bien qu’il valait mieux passer sous silence ce dernier volet de sa quête de l’âme soeur. Oscar se sentait catalogué : sans discernement, kitsch, artificiel, bref un minable sans intérêt, nuisible de surcroît. L’aveu le fit descendre sous terre puis remonter juste en dessous des racines de pissenlit. Il commença à les grignoter mentalement, puis s’arrêta de penser. Il sentit sur lui le regard amusé de Zéphyr, qui le voyait couler, et en homme de mode, Zéphyr l’avait déjà abandonné corps et biens. Aucun secours n’en viendrait. Rompu, Oscar s’arrêta. Il tenta, pour sa conclusion :
-Si j’étais un arbre, je serais l’arbre des possibles. Pardonnez-moi.

Deux personnes seulement sourirent à Oscar : Zéphyr, par une ironie teintée de cruauté, et Permutation pour les raisons que nous découvrirons plus loin.

Grenadine se présenta de façon rafraîchissante, pleine d’humour, et dilua bien vite le malaise créé par la révélation d’Oscar. Puis vint Arnaud-Daniel-Oc, un poète invétéré, graphomane, à la recherche d’une inspiratrice.

Quand Permutation prit la parole, Oscar retrouva miraculeusement calme et joie. Elle lui apparut d’une authenticité entière, avec une présence chaleureuse. Elle raconta son enfance en banlieue. L’oeuvre narrative qu’elle avait choisie était « Les raisins de la colère » d’après Steinbeck, par John Ford en 1940, en noir et blanc. Oscar fut immédiatement solidaire, et comprit l’enchaînement banlieue, piercing, tatouage, comme un affichage défigurant su malaise lié à la tension entre une vie intellectuelle intense et une interaction filtrée avec un quotidien glauque. C’était, exprimé autrement, le matérialisme historique appliqué au corps individuel, l’homme domestiquant le monde, et le corps comme représentation du monde total. Permutation adoptait l’attitude des franciscains en sandales sur les chemins pierreux du monde. Cette femme était à la fois la violoniste qui jouait de l’intérieur, toute à l’oeuvre qu’elle interprétait, l’universitaire enseignant la preuve de programme informatique, une femme comme jamais auparavant –avant cette partie de go- Oscar n’en avait rencontrée. Oscar comprit que Permutation n’était plus sur sa case danger à lui, que c’était une femme-contraste-et-lumière. Goethe disait à ce propos qu’ »où la lumière est forte l’ombre est épaisse[1] ». Il savait qu’il n’était nul besoin pour rejoindre Permutation de franchir un parapet au bord d’une route en corniche. Oscar eut l’impression que Permutation le regardait avec intensité lorsqu’elle expliqua que son oeuvre musicale préférée était Madame Butterfly. En disant cela, elle découvrait au regard d’Oscar la partie fragile et non protégée de sa personnalité.

Zéphyr ne manqua pas de relever ces échanges presque imperceptibles entre Oscar et Permutation, et prit un malin plaisir à s’interposer, en changeant de place.
Chapitre XXIX
Menthe en vérité

Gaston Phébus se présenta. Son intérêt pour la chevalerie se reflétait bien sûr dans son choix littéraire d’Yvain, « Le chevalier au lion » de Chrétien de Troyes, qui avait trouvé en « Iwain » de Hartmann von Aue un écho germanique.
L’homme partageait avec Arnaud-Daniel-Oc un idéal courtois désuet mais profond : l’ »amor de lonh » du chevalier en quête, parti pour l’aventure, les épreuves, la gloire, et de la dame immobile en sa tour, constante dans l’espace mais pas nécessairement en son coeur.
Il sut intéresser l’assistance à la pertinence nouvelle de ce thème qui avait pris son essor au temps des croisades, source d’éloignement « lonh », venu sans doute aussi de cette partie de l’Odyssée où Ulysse s’éloigne d’Ithaque, laissant Pénélope affronter le siège des Prétendants.
Sous une forme moderne, c’est la relation hors de l’espace, à distance, permise par les réseaux et Internet, qui accélère le rythme des échanges, les rend instantanés, au regard des anciens courriers. La traversée d’espaces géographiques et culturels hétérogènes, de multiple fuseaux horaires et clivages sociaux se fait sans heurt. Cela évoqua pour chaque internautesse et chaque internaute une histoire vécue personnelle, et le récit que Zéphyr avait partagé avec eux en le postant sur son site : « The day Natacha met Boris » (Cf Epilogue).
Le sort désigna ensuite Menthe en vérité, qui s’exprima face au public :
-Peut-être vous attendiez-vous de ma part au « Patient anglais » ou, en plus serré et plus dense « Un thé au Sahara » de Paul Bowles ? Au risque de vous décevoir j’ai choisi « La corde » de Yasushi Inoué. Plutôt que de vous résumer cette oeuvre forte, je vais vous raconter une anecdote personnelle de montagne, moins dramatique, mais qui me tient à coeur. Vous verrez tout de suite pourquoi.
Vers midi, en juillet, je marchais sur un sentier balisé au-dessus de Mégève, sous Rochebrune. J’allais bon train. Je me sentais légère, pour cette marche de deux heures, malgré le poids de mes chaussure de montagne. J’avais dix-neuf ans et je ne craignais pas de m’habiller en rose, short ajusté et débardeur, un peu comme l’avait fait à la moitié de cet âge Beatrice Portinari, le jour de sa première rencontre avec Dante Alighieri. Au bout d’un tournant de corniche, je m’apprêtai à contempler la vue qui s’offrait à moi quand un grand bruit me fit sursauter. D’un petit sentier en éboulis qui descendait vers le mien surgit un jeune homme qui courait. La première surprise passée, il fallut bien sourire, et la conversation s’engagea. Mon interlocuteur semblait un peu plus jeune que moi, seize ans peut-être. Il avait un sac à dos peu rempli, et redescendait d’une longue matinée sur les crêtes.
Imaginez deux jeunes randonneurs lourdement chaussés, en short, qui descendent allègrement une pente raide. Vous les voyez de dos, et plus loin, la vallée.
La conversation s’était établie facilement. L’entente fut immédiate. Nous nous trouvions des points communs, des enthousiasmes partagés. Se quitter en bas, dans la ville, ne fut pas facile. Nous nous sommes revus plusieurs fois, près d’un torrent, puis pour le bal du 14 juillet. Quelle nuit ! L’orchestre amateur, le podium pour danser, les étoiles, le feu d’artifice ! Cela me rappelle Rimbaud « on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans », c’était là toute la beauté du moment.
Le lendemain ? Il n’y en eut pas. Chacun partit de son côté. Triste, inconsolable ? La vie va tellement vite à cet âge-là. On a l’impression de tourner des pages à toute vitesse, de feuilleter la vie sans la lire (on y reviendra plus tard). Ce moment est resté, clair et net.
Pardonnez-moi cette digression, je reprends maintenant la trame donnée par Zéphyr. Si j’étais une musique, ce serait l’air de Carmen « l’amour est enfant de jeunesse ».
Mon arbre préféré est le figuier, pour ses fruits, un microcosme de forêt sucrée dans une caverne d’améthyste, une grotte confortable Altamira ou Lascaux, dans la paume de la main -rétablissons les proportions réelles-. Enfin, on se sent si bien à l’ombre d’un figuier.

Oscar comprit comme ses voisins que la quête de Menthe serait toujours un retour au 14 juillet de ses dix-neuf ans, sous Rochebrune. Ce chemin en corniche, croisé par un sentier en éboulis, c’était la métaphore de sa vie. Peut-être aussi que ce motif d’intersection était inscrit à l’intérieur de la paume de sa main, en memento, en plan cartographique, deux traits de confluence de la rencontre initiale jamais oubliée ? Un symbole, non pas pour y lire l’avenir, mais une mnémotechnique, un « souviens-toi » marquant la chair mieux qu’un tatouage : « ton chemin est celui-là ».
Oscar sut sans ambiguïté qu’il ne devait pas interférer avec la longue marche de Menthe. Il ne faisait pas partie de ce voyage.
[1] « Wo viel Licht ist, ist auch starker Schatten » (Goethe in „Götz von Berlichingen“)

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