01 décembre 2007

La part de l'oeil (8)

Chapitre 8
Le voyage
Valentina, au terme d’un interminable voyage en train, débarqua à Moscou. Boris était venu l’y attendre, après une épopée trans-sibérienne. Le temps du retour de Boris à la civilisation passa très vite. Souvent il avait les yeux perdus dans le lointain, à chercher ses lignes de vie dans un espace lobatchevskien qu’il lui fallait pour qu’enfin se recnontrent des parallèles qui jusqu’alors étaient restées sans intersection, dans cet ancien monde euclidien où Valentina du côté tempéré de la brêche et lui du côté continental, avaient joué à échafauder des châteaux de cubes. L’espace venait avec bonheur de se courber, et cette courbure leur offrait un refuge idyllique en suspension, hors de tout effet Doppler d’aéronefs militaires. La paix était dans son coeur. Il se sentait fort et préparé. La ligne de vue de Boris devenait floue de temps à autre, lorsque la vapeur ondulante du samovar ambulant diffusait dans le compartiment, en étirant les formes de façon variable et aléatoire. La forme prise par les petites volutes joyeuses lui rappelait les simulations de estinées qu’on pratique dans les temples boudhistes, en tirant au sort des états, des événements indiqués sur un bout de bois placé dans un cylindre. En agitant le cylindre, on effectue une randomisation, et on extrait un état prédit. Une anticipation des grandes simulations de la physique d’aujourd’hui.

Valentina s’était assise au buffet de la gare. Un voile de vapeur s’échappait de sa théière. Il lui avait coûté de s’équiper pour le grand froid. Peut-être même était-elle allée trop loin voulant bien faire ? Sa chapka ne passait pas inaperçue, avec ses poils noirs synthétiques et duveteux.
La silhouette de Boris se figea un bref instant à l’entrée du buffet. Il parcourut du regard toute la salle. Son regard revint immédiatement en arrière dès qu’il vit Valentina. Son visage s’anima. Il avança tout à sa joie, tandis que Valentina n’arrivait même pas à se lever, d’émotion.
L’un des deux -impossible plus tard de se rappeler qui- avait dit simplement « tout ce temps » et ce signal les aligna instantanément dans la même cavité vitale d’espace. Il vécurent à la même horloge, désormais biologiquement synchrones, le temps de ce long week-end moscovite.

Pour rendre cette histoire plus commerciale, on s’attendrait ici à une description détaillée des premiers rapports sexuels de nos personnages. Selon le type de l’éditeur du présent ouvrage, cela se déroulerait en lumière crue, froide sur la chair livrée, ou en lumière douce et sucrée, caressant le soyeux des peaux offertes. Il serait facile de jouer sur le contraste entre le grand froid de l’hiver russe et la chaleur des transports érotiques d’une Valentina maintenant libérée, qui ôta une à une les multiples couches de vêtement dont elle s’était parée. Vint d’abord un lourd manteau brun qui lui descendait à mi-botte, puis un manteau ajusté de cuir noir, finement ouvragé, à l’espagnole, avec des arabesques, soulignat élégamment la poitrine et les hanches de la jeune femme. Boris ne quittait pas un instant des yeux les formes avantageuses de la belle Italienne. Valentina voyait le désir grandir à la brillance des yeux de celui qui serait bientôt son amant. Elle l’avait tant voulu et si longtemps. Au cours de cette longue attente, la charge érotique était arrivée à un potentiel inouï, et ne demandait plus qu’à se décharger à la moindre occasion. Ils ne se touchèrent d’abord pas, laissant les yeux faire le travail du déshabillage mental, pour être à l’autre totalement dans l’accomplissement d’un rite amoureux. Lorsque Valentina sentit le moment venu, elle rentra légèrement les épaules et fit glisser le long de son corps le long manteau de cuir ciselé qui fouetta le parquet dans sa chute. Boris tressaillit, et, du manteau tombé, ses yeux revinrent sur le corps plus visible encore de celle qui voulait se donner à lui sous cette forme, après avoir été intellectuellement sienne le temps d’un article scientifique symbiotique. Ce n’était plus une chercheuse en jeans, affectant le mépris pour toute élégance bourgeoise, mais une femme en chasse, Diane au bois, prête à bondir. Valentina portait une robe blanche en gros tricot, très près du corps. Ce vêtement ne laissait absolument aucune ambiguïté sur son corps vertigineux. Valentina avait choisi cet homme pour s’accoupler, et elle le lui faisait comprendre. L’élu affine répondait à l’invitation de sa compagne si séduisante, et se trouvait maintenant en costume noir, chemise ouverte. Lui aussi s’était habillé pour plaire, sortant des conventions vestimentaires de chercheurs. Valentina se fixa sur les yeux de Boris, qui lui rappelaient un ciel marin de la Baltique. Son regard explora l’homme, s’attardant sur son cou. La pomme d’adam, légèrement marquée, oscillait, révélant une impatience frémissante. La jeune femme évalua pour la première fois la largeur des épaules de son amant. Elle sut quelle force s’en dégagerait, le moment d’après. Sa chair gonflait en s’humectant. Ce corps viril bientôt serait sur elle, les cuisses pousseraient, les bras l’enserreraient doucement. Elle serait dessus, glissant sur la luge du plaisir, toujours plus vite, par action de gravité, avec un rythme d’abord solennel, puis efficace, puis déchaîné, sans frein, jusqu’à l’apothéose. Elle était prête, lui aussi. La robe de tricot collait et l’hommedut l’aider à la déboutonner. La robe tombée, sans bruit cette fois, le sol était jonché d’habits, dans un charmant désordre de boudoir baroque. Boris pensa à la plus érotique de toutes les souveraines russes, la Grande Catherine. En un tel soir, l’impératrice aurait choisi pour son lit un officier de haute taille, en unifrome blanc, jeune encore de visage, mais rôdé par la guerre et les campagnes, aux plaisir de la chair pris à bras le corps quand on peut, parce qu’à chaque instant tout peut s’arrêter, boulet, shrapnel, lance qui vous perfore le thorax. Alors, l’officier, dans les bordels des garnisons successives, se donne sans réserve,a vec son énergie de combattant. Tout cela n’aurait été qu’une préparation légère face à l’énorme défi de satisfaire l’impératrice-déesse-nocturne. L’homme s’y emploierait, poussant son membre entre les cuisses impériales, et l’impératrice gémirait, ordonnant la charge sublime, jusqu’à l’orgasme cathédral, monumental de l’Allemande qui dirigeait la Russie.
Boris, séduit par l’analogie excitante des amours impériales, couronnait volontiers Valentina, maintenant sans vêtement autre qu’un gainage ajouré de sous-vêtements de soie noire.

Les paragraphes précédents ont peu de mérite et une seule fonction : fournir un divertissement d’interlude en marge du récit tel que nous l’avons prévu. Ces lignes uaraient été partie intégrante du récit si nous avions souhaité le publier en feuilleton dans un magazine d’histoires sentimentales. Revenons au récit.

Ils écoutèrent beaucoup de Tchaïkovski. Leur morceau préféré était sans conteste le 1er concerto de piano. Ils ne s’en séparaient plus. Valentina sentait cette musique lui caresser le corps au rythme des doigts précis et tendres de son amant. Boris n’oublierait jamais l’extase de leur première écoute commune, enlacés, nus, sous d’épais édredons : ils avaient tourné la tête légèrement l’un vers l’autre pour vérifier leur parfait accord. Le cou de Valentina frémissait légèrement, elle s’enroulait voluptueusement dans les bras de Boris. Lorsque le piano partait sur des variations périphériques au thème, Boris décorait aussi l’instant de baisers miniatures qu’il faisait courir sur les seins de Valentina, avec en écho des petits rires chatouilleux.

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