26 décembre 2007

La part de l'oeil (12)

Chapitre 12
Voici New York
Depuis le 11 septembre –on ne sait déjà plus de quelle année, la date s’étant institutionnalisée comme Noël pour la naissance de Jésus- New York vit dans une poussière mentale grise. Le New York d’avant était azuréen. C’était le lieu de tous les enchantements, un lieu porteur et amplificateur d’idées. D’un art de rupture, tout en joie, on est passé à un art tout en berne. Les trompettes de jazz clubs ont des accords mineurs et des sourdines funèbres. La mélancolie plane, comme dans le Combourg de Chateaubriand, avec ce cadavre de chat pris dans la masse d’un mur.

Donna regarde le ciel clair entre les immeubles hauts. Sa vie est ici. New York lui est indispensable. S’il le fallait, en deuxième choix, elle survivrait assez bien à Chicago aussi. Chicago aussi a cette magie de la Côte Est triomphante, avec des gigantesques courants d’air et une architecture mythique pierre et métal, un classicisme américain.

Donna se dit : -je dois me reprendre en main. Un but : trouver l’amour. Une méthode : voir du monde, rencontrer des gens. Internet l’aide à explorer, trouver de repères, ne pas se décourager. Donna est tenace. C’est vrai qu’elle peut être gentille et douce, mais elle reste tenace. Par moments elle doute de réussir un jour. Les statistiques sont contre elle : les femmes sont beaucoup plus nombreuses que les hommes dans cette ville. Donna est tentée d’abandonner la Big Apple, de mettre les voiles, et d’aller chercher sa bonne fortune ailleurs. Ici le jeu n’est pas équitable. Les hommes en profitent sans honte. Donna se souvient ‘un désagrément douloureux. Elle avait rencontré Vladimir au cours d’un vernissage, pour les tableaux d’une maie commune. L’artiste, une gothique percée, habillée de cuir mauve, s’était spécialisée dans les montages d’assiettes sur toile. Ses oeuvres étaient emblématiquement des zooms de dîners vus de dessus. Dîner à trois assiettes d’omelette, et une assiette végétarienne, par exemple. La conversation d’un dîner en ville se trouvait esquissée sur des ballons-bulles porteurs de textes du genre :

-O Sally, you know, I men it, I meant it

face au ballon-bulle:

-Dead? As dead ? As for a funeral ?

Les oeuvres étaient joyeusement commentées par amis éternels et acheteurs potentiels, la canette de bière bue au goulot, avec comme seule alternative encore plus manhattanienne le verre de ice-tea de thé vert.

Donna avait horreur de cette façon très à la mode et très affectée de boire au goulot. Au moins la bière était fraîche. Il faisait chaud et humide dans les rues. C’éatit un jour d’été comme les autres, avec ses mises en scènes toujours étonnantes parce que c’était New York : New York !

Vladimir l’avait abordée sans parler, sans sourire, d’un air sérieux, visage fermé. Il était physiquement là, et très près, pas à la façon américaine qui laisse toujours une certaine distance entre les visages. Vladimir avait plutôt une tendance latine à s’approcher. Son haleine était parfaite. Vladimir aimait tout contrôler. Il regarda encore longuement Donna de ses yeux bleu ciel, avant de lancer un énigmatique :

-Alors ?

Cela fit sourire Donna : Par défi elle enclencha un long discours qui se déroula avec une logique et une pertinence irréprochable, dont elle s’étonna elle-même : elle n’avait pas perdu le fil, ne s’était pas laissée décontenancer par cette homme étrange.

Elle avait ébauché une théorie des jeux appliquée aux conversations des dîners en ville de la Côte Est, très traditionnelle et « vintage ».

Incroyable ce qu’en peu de mots Vladimir pouvait être insolent et désagréable à un point où on se résignait sans plus en souffrir, tellement c’était caricatural. Il avait attaqué, sans prendre le temps d’argumenter, tout ce qu’avait dit Donna. Donna surprise, se mit à analyser ce type au culot sans borne. Pourtant, sans se fatiguer, Vladimir avait atteint son objectif : se fixer de façon indélébile dans la mémoire de son interlocutrice. Elle n’arriva pas à dormir cette nuit-là. Le lendemain, elle rappela son amie artiste encuirassée de mauve, sous des prétextes enspiralés qui ne trompèrent personne. Donna appela donc Valdimir. Mais pourquoi ? Une revanche peut-être ? Ils se virent pour un thé à la menthe et une conversation plus aimable que la première. Vladimir expliqua ses allergies d’artiste. Il était acteur et ne jouait que dans des pièces complexes au public rare et intellectuel. Il haïssait la bonne société madisonienne de New York, ses conventions et ses rigidités. Vladimir n’était pas un être raisonnable. Il n’était raisonnable sous aucun rapport, n’entendrait jamais raison. Le sens commun n’avait aucune place en lui. Il était toujours sur le registre du tout ou rien : j’adore ou je rejette. Ils s’adorèrent une semaine, au cours de laquelle Donna pensait avoir trouvé l’amour unique et durable. Dès le début, elle avait su que la douleur et le déchirement seraient toujours à l’affût. Vladimir continuait à voir des amies pour des répétitions qui se prolongeaient tard. Il revenait irritable. Donna attribuait cette irritabilité à des insatisfactions d’acteur, toujours en quête de perfection du jeu et de reconnaissance du spectacle donné. Quant à elle, Donna cherchait à arrondir les angles, en laissant passer les orages tonitruants de son partenaire.

L’avant dernier soir de leur relation, Vladimir fut appelé pendant le dîner par une certaine Caroline. Vladimir avala en hâte une dernière bouchée et partit sans explication. Il revint le lendemain matin, juste au moment où Donna préparait le petit-déjeuner. Donna n’aimait pas du tout cela. Pourtant, même si elle s’était plainte un long moment, elle s’apprêtait à laisser passer encore. Elle avait pris le métro pour se rendre à son bureau. En milieu de matinée, Vladimir l’y appela. Il lui proposait une soirée « intéressante » qui ne fut pas du tout du goût de Donna :

-On se retrouve chez Francis qui a invité Caroline, Julien, Rose, et Yuko. On se fera des jeux nouveaux, en plusieurs échanges. Tu verras, c’est intéressant. Tu vas te découvrir telle que tu ne te connais pas. Ca te décoincera bien. Tu seras mieux après.

Mieux pour qui ? Pour lui ? Pour satisfaire les fantasmes pervers de Vladimir ? Des échanges avec qui ? de quoi ? Une orgie débridée de libertins blasés, des paumés décadents qui la dégoûtaient rien que d’y penser. Alors c’était ça ? Vladimir voulait se servir d’elle comme monnaie d’échange, pour acheter par le troc ses plaisirs à lui ? Cela devait lui chatouiller le bas-ventre de la savoir prise et tenue par d’autres mains, dans des scénarios dont il savait pertinemment qu’elle avait horreur. Au fond, oui, il voulait jouir de la voir exécuter à contre-coeur des prestations sexuelles. Vladimir sadique, critique, heureux de la mettre en situation de dégoût profond, de l’humilier, lui qui la voyait toujours comme une petite-bourgeoise coincée.

Donna souffla à fond, remplit lentement ses poumons d’air à nouveau, et se mit à enchaîner les décisions :

1) Pas question

2) Ca prouve qu’il m’utilise. Il se fout de moi

3) Stop

4) Ca fait mal , mais on arrête tout. TOUT DE SUITE

5) Lui dire tout de façon claire et ferme

6) Ne plus rien laisser passer : la rupture, c’est la rupture

7) Se venger. Il ne faut pas exagérer quand même !

Donna partit pour Chicago cet après-midi là.

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