05 décembre 2006

Adios Las Vegas (3)

Circé tend l'oreille. Elle n'est pas sûre, mais il lui semble avoir entendu un bruit léger. On frappe doucement à sa porte. Circé pense que c'est une des copines, qui vont et viennent de la chambre de l'une à celle de l'autre, sans formalité. Voir Mike la fait sursauter puis sourire. -Circé? Je ne te réveille pas? -Non, je n'arrivais pas à dormir. -Moi non plus. On va faire un tour? Dès qu'ils sont dans l'ascenseur, ils se sentent tout de suite mieux. Ils sont en confiance, plus libres que dans le groupe sympathique mais enveloppant qui les bridait dans l'échange. Circé n'est plus timide. Mike non plus. L'entente s'établit par la parole, une parole suffisante et complète, une parole efficace et nourrissante. Il faut s'expliquer au fond et à fond. Circé et Mike sont pleinement heureux de se faire face. Ils se comprennent. Ils n'en finissent pas d'approfondir. Assis sur un banc près d'une fontaine, ils se sentent en résonnance avec la galaxie. Harmonie, équilibre, tout est là: ne rien changer, laisser le temps passer autour. Ils entretiennent avec soin ce qu'ils ont, comme on souffle sur des braises qui rougissent et rougissent encore. Voici l'enfance de Circé qui affleure à la surface du conscient. Les images se dessinent, en partage autant qu'il est possible de partager ce qu'on ne saisit que par bouts de sens, avec une logique en élaboration. Un cache-cache en forêt dans la lumière blonde des arbres en automne. Le jeu des feuilles rouges et or, accrochées aux branches souples, sur un fond bleu rehaussé. Il y a, pour Mike, ce parc au bord de mer, en balcon, d'où on voit les voiliers glisser sur un support plan ondulant. Retour à Circé. Une fenêtre ouverte sur le passé premier, des sensations originelles. La perte d'un ours en peluche. Sa silhouette absente noyée, en creux, de larmes. Un principe d'Archimède de compensation du volume sensoriel manquant de douceur et caresse par un volume équivalent de larmes. Le voici retrouvé, odeur et toucher, enfin. Mike de nouveau, les vêtements déchirés, à la sortie de l'école. La honte de n'être plus conforme, mais dégradé, relégué, et de voir sa mère déçue. Aussi, la rage d'avoir été battu, de n'avoir pas eu le temps, la force, la technique, pour se défendre, reprendre le dessus, écraser l'adversaire. Circé. Fascinée par son professeur de musique. Voix, présence, l'homme, le premier dont elle sent la présence, le premier qu'elle voit dans son mystère. Mike. Un souvenir de la patronne d'un Diner's, un restaurant de hamburgers à l'ancienne. Elle s'appelait Julie, et avait des formes ondulantes.Courbes et courbures, le corps de Julie fascinait Mike. Seins voluptueux, fesses bombées, Julie définit encore le pictogramme de référence à la rubrique "femme" de Mike. -Julie savait-elle ce qu'il y avait derrière le regard de Mike? Demande Circé. -Tiens, bonne question, je n'y avais pas fait attention. J'avais d'emblée écarté tout espoir. Je pense qu'elle sentait mon regard, et que ça lui plaisait. Elle était toujours gentille et souriante. Je n'interprétais pas. Je ne sentais pas ces choses. J'en étais juste au regard brut, pas encore capable de savoir l'effet du regard porté. Circé. Il y avait eu un livre, qui tout de suite était devenu symbole d'enfance, de cette enfance idéale qu'on se construit et dure toujours, année après année. L'imagier retouché. Ce livre c'était "Au loin une voile" de Valentin Karateiev. On y vivait la Crimée heureuse des familles aisées avant la Révolution russe. Une enfance en col marin, jamais vécue, totalement fictive, plus intéressante que la vraie. Depuis, elle avait déposé sur ce substrat des liens nouveaux, des situations représentant le bien-être scénarisé: la réunion familiale selon Nikita Mikhalkov. La Belle Epoque confortablement bourgeoise. Mike: -C'est très beau, ce que tu me dis. Ils se taisent et laissent le désert réapparaître. C'est ce moment précieux avant que le soleil ne monte, quand il fait un instant plus froid, sous un ciel encore blanc. Mike reprend doucement, sans s'en rendre compte, et sans aucune rupture. Le mythe du coureur des bois, les romans de James Oliver Curwood, dans un Grand Nord dangereux du blizzard et des ours. C'était avant de lire Fenimore Cooper et Jack London. Des aventures au grand air, dans un cadre vert et tonifiant.

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