10 décembre 2006

Adios Las Vegas (8)

Dire que Circé n'a pas changé serait faux. Elle a parfois des instants d'absence.Son chariot de provisions plein, dans la queue des caisses, son regard se fixe sur une couverture de magazine. On y voit un militaire souriant sous son casque. Il fait beau là-bas. On doit avoir chaud avec l'équipement de combat complet.Circé se représente Mike. Ses traits se sont ancrés dans la photo, en substitution de GI-sourire. Mike ne sourit pas. Elle en est certaine. Au plus a-t-il peut-être les traits détendus. Mike est une personne organisée, il est concentré sur ce qu'il a à faire. Elle le voit démonter son fusil automatique, le nettoyer, le lubrifier, et le remonter. Ces tâches sont le lot de l'armée du temps de paix, celle qui ne se bat pas. Cette armée de défense qui n'en finit pas de se préparer à un combat rejeté hors du probable. Une guerre qu'on attend sans jamais l'espérer.La guerre, le combat, jusqu'à ce qu'ils arrivent, c'est un plan d'Etat Major, une abstraction de livre d'histoire, un film de guerre, un reportage sur des feux mal éteints, en zone sismique et volcanique où la croûte terrestre est irrégulière.Au bord du désert des Tartares, le long de la frontière, patrouillent linéairement des soldats en véhicules blindés légers. Un chef de peloton exhibe ses jumelles électroniques, déplace son regard le long de la ligne de crête. Parfois il presse le bouton envoi, et déclenche la transmission de son champ de vue vers un écran du centre de supervision "QG frontière". Là-bas un mur d'écran permet aux officiers d'Etat Major de surveiller la situation aux frontières du "sanctuaire national".Circé, qui s'est laissée aller vers cette représentation, doute de l'exactitude de la description. Les Etats Unis n'ont pas de frontière dangereuse: au Nord le Canada, au Sud le Mexique. Certes face à Miami se trouve Cuba.Du côté canadien, il y a eu la contrebande de whisky au temps de la Prohibition. Sans doute des règlements de compte mafieux, mais quoi de plus? Le Canada, c'est un peu une annexe amicale. Au moment du 11 septembre, le gel du ciel des Etats Unis a été allégé par l'aide des aéroports canadiens, devenus parking d'avions américains, avec une prise en charge des passagers au Canada.Du côté du Mexique, un mur de béton s'est déployé, avec barbelés et miradors, pour "les" empêcher de "nous" envahir. Les patrouilles de la frontière ne sont pas de l'armée mais du service de l'immigration. Une cinquantaine d'équipes de l'immigration. Ces hommes en lunettes noires et casquette vous raccompagnent à la frontière de façon musclée. Vous avez travaillé 20 ans ici? Vos enfants sont citoyens des Etats Unis? Vous trouvez toujours du travail et on vous apprécie? Adios amigo! Que lo pases muy bien en tu pais.On vous met dans un fourgon policier, un de ces mastodontes "Hummer", véhicule sinistre, et c'est le "retour". Vous avez perdu au Monopoly du pauvre, ne passez pas par la case départ, adios! Case prison. Fini, le monde s'écroule, à Tijuana ou ailleurs.Circé recadre son film. C'est maintenant l'époque de la frontière entre le bien et le mal, entre nous et "eux". La ligne doit être tracée en rouge, et pousser ces gens hors du territoire américain. Au bord du sanctuaire-pays, un pare-feu est creusé. L'Europe est dans ce fossé. Le Japon aussi, et Taïwan, et la Corée du sud.Les patrouilles des frontières?Il y a des porte-avions, un peu vieux de coque, mais équipés de tout ce qu'il faut et que les autres n'ont pas.La bulle autour du porte-avions a plusieurs membranes. Tout d'abord la sphère d'action des hélicoptères lance-roquettes, puis celle de la surveillance radio, connexion aux satellites, radar de détection, enfin la sphère d'intervention des avions, largement continentale, et du dond des eaux, les missiles intercontinentaux des sous-marins, perpétuellement en mission.Un système de communication à très basse fréquence crée le lien ultime et incassable entre le fond des mers et l'espace orbital. Est-ce une guerre des étoiles? Oui, pour l'idéologie du film, qui décrit une "Fédération".Circé revient à la réalité. Elle se reconnecte à l'immédiateté des choses. Son regard avait flotté. Il se pose après une traversée du rayon des disques Bluray. Star Wars/Guerra de las galaxias.Circé passe à la caisse. Son tour vient de s'exprimer en tant que consommatrice. Elle étale ses achats sur le tapis de caisse. Les produits sont scannés. Chaque produit active un lien avec le fichier de référence qui le caractérise. Il suffit pour cela d'un coup de laser. Les photons réfléchis entrent dans le capteur. La représentation informatique de l'objet est invoquée. Son instanciation est transférée du domaine du stock interne au registre des produits vendus. Sortie du produit, poussé dans le domaine du marché consommateur. Les choses, l'idée qu'on en a. Une idée, beaucoup d'instanciation. On retrouve mûrie au fil des siècles les bases de la pensée nominaliste médiévale. Nommer, étiqueter, c'est étendre de façon absolue son pouvoir sur les choses, à l'ère informatique de machine à machine. Bouger des paquets étiquetés.Circé visualise l'uniforme, l'armement du GI-sourire. Elle extrapole, et pense à beaucoup de petits soldats reproduisant à l'identique, conformément aux instructions, aux règles de comportement, l'idée de ce que doit être un soldat. Le soldat-modèle est un descripteur informationnel, rendu informatique lorsqu'on le programme.Mike en résulte. Il est objet, paquet étiqueté, suivi dans ses mouvements, détecté, guidé.Mike est un personnage instancié dans un jeu vidéo. Au même instant, des milliers de joueurs activent les manettes de leur console. Tous manipulent Mike.Circé se force à inverser le point de vue. C'est maintenant le vrai Mike qui injecte sa personnalité, comme on donne son sang. Il se clone des milliers de fois dans les instanciations simultanée de son personnage.Oui, se dit Circé, pas si nouveau que ça. Prenons les montres à aiguilles. Sur la planète, simultanément, des milliards de petites aiguilles et des milliards de grandes aiguilles décrivent les mêmes cercles, au même moment, avec à peu près la même vitesse angulaire. Voici bien une allégorie d'humanité en symbiose, mue par le sentiment océanique que décrivait Freud, celui d'être, ensemble, partie prenante.Qu'ensuite viennent des religions ou pas, c'est une autre histoire.Que religions et idéologies soient des bannières à la cause ou à l'habillage de conflit, quelle tristesse!Circé se laisse aller à cette mélancolie "océanique" du "tout va mal, et pour tout le monde". Elle, si optimiste, se prend à penser une perte universelle de sens.FIN

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