23 décembre 2006

La femme ailée (3)

C'est l'hiver. Une belle journée froide. Le soleil ne réchauffe pas beaucoup. Asphélia, en manteau, écharpe et gants, n'a pas froid. Elle s'abandonne à l'écoute de la Ville Lumière, aux palais de pierre et d'acier. Elle laisse monter en elle le thème d'April in Paris en style de jazz be-bop.
Asphélia vogue sur les flots du destin.
Elle revoit New York, son immeuble préféré, le Flat Iron, les avenues balayées par des rafales glacées.
Il y avait eu un concert au Sweet Basil, par un grand pianiste sud-africain dont tout le monde parlait. Asphélia était assise à une table près des musiciens. La musique avait détendu son corps. Elle se sentait en harmonie avec le lieu, avec le son, avec l'ambiance. Ala sortie -elle se préparait à rentrer seule, comme elle était venue, chez une amie qui l'hébergeait- un jeune homme lui avait souri. Beau sourire. New York la ville où l'improbable se réalise. La ville aussi où ce qu'on attend raisonnablement n'arrive pas, est toujours repoussé à plus tard par cette malédiction de grande ville qui dilue tout dans la foule, et broye les aspirations individuelles légitimes. Femme seule et libre, cherchez à vous marier à New York: impossible.
L'inconnu, inattendu, c'était Stefano, un jeune peintre venu de Sicile pour une première exposition et qui n'était jamais rentré. Asphélia se souvenait précisément de leur déambulation de l'après-concert. Stefano l'avait mené à la galerie où il exposait. Une visite de l'extérieur, où il fallait écarquiller les yeux, les laisser s'habituer à la pénombre pour deviner plus que voir les oeuvres. Asphélia, au regard artistique exercé, avait observé, analysé, comparé. Mais surtout, elle avait ressenti une émotion profonde. Les motifs de cette série étaient des arbres d'olivier stylisés, aux ombres fortes et surcontrastées, et surgissant de l'horizon, des visages d'hommes et de femmes. Stefano expliquait sa série:
-Les émigrants regardent la terre aride. Ils ont dû la quitter, mais c'est la terre de l'enfance, la terre des ancêtres. L'olivier c'est la paix. Les branches qui se tordent, c'est le temps qui est passé, la mémoire en construction, la vie et ses difficultés.
J'ai aussi prévu une suite. Ce sera avec les mêmes personnages transparents, à une autre étape de leur évolution. Je les montrerai au travail dans leur nouveau pays. Il y faudra des symboles mécaniques, productifs, industriels. J'y mettrai aussi des ordinateurs, des chiffres de la finance qui dansent dans la balance du produit national brut!
Pour moi la roue dentée, c'est un symbole classique, grec, de l'émigration ouvrière.
J'y mettrai la famille formée, le relais passé, l'âge, le grand âge qui vient comme une couronne sur ceux qui ont pris leur vie en main très tôt.
Derrière, à l'arrière-plan, il y aura du bleu intense, la Méditerranée. En signature, au fond, une galère grecque à peine discernable, mais qui donne tout le sens. Un jeu de lumière entre ce bâteau et la plage pourrait pointer vers le renvoi du passé au futur, la boucle de l'historien Thucydide: la vue en cycle. Une lentille incendiaire d'Archimède?
Le feu porté chez les Romains?
Cette nuit s'était terminée à la montée de l'aube. Ils étaient au moment où la lumière se fit dans un des cafés de Christopher Street. Entre-temps, ils avaient marché sans fin dans Manhattan, accroissant l'ergodicité de leurs pas au voisinage du Village. Asphélia avait évoqué Antonello da Messina, et le regard sans fond, qu'il soit d'homme ou de femme. L'être un homme, l'être une femme selon Antonello? Question ouverte, sur laquelle ils avaient réfléchi ensemble. Leur échange fut détaillé, intense, passionné. Ils saisirent sans l'avouer le miroir qui se présentait, et furent surpris de ne pas vouloir aboutir, mais au contraire prolonger toujours cette quête commune devenue mutuelle. Assis au café, le jeu de la vie continua. La conversation les construisait plus qu'ils ne construisaient leur échange. Les horologes des joueurs d'échec de cette partie vitale étaient bloquées. Le temps aboli. Tant et si bien que le soleil se leva. Ils se regardèrent étonnés de se voir sous une lumière pure, orthogonale, révélant les microdétails de leur visage. Ces détails dont la nuit les avait contraints à faire abstraction s'élevaient maintenant comme un paysage de montagne sorti des nuages. Tout un pays à découvrir. Sous l'incidence directe et précise de la première lueur du jour. C'était comme se présenter de nouveau l'un à l'autre, une révélation, de l'étonnement, un enchantement.
Pour ne rien gâcher de cette rencontre remarquable, ils décidèrent de partir chacun de leur côté sans se retourner. Mais, ne pouvant faire autrement, dans un parjure copiant Orphée, ils se retournèrent au même instant. Ils sourirent de se voir unis dans cette transgression. Puis ils furent absorbés par des courants opposés de la foule matinale.
Tant que dura leur amour, ils respectèrent des règles définies ensemble:
-Asphélia ne poserait jamais pour Stefano
-Asphélia n'observerait jamais Stefano au travail.
Le processus créatif, mutuellement compris dans toute sa profondeur, ne devrait pas être banalisé dans leur relation, ni leurs émotions dans le chaos de la création.
Asphélia, à cette époque, se savait déjà ailée. Pourtant ce n'est qu'à Paris, sur ce banc qui faisait face au Grand Palais, qu'elle commença à s'interroger sur la vraie image que Stefano avait eu d'elle. Avait-il vu ses ailes? Avait-il au moins senti le léger mouvement d'air autour du corps d'Asphélia quand elle tournait sur elle-même pour exprimer sa joie?

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